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« Crimes de France » : la mémoire est un miroir qui se promène sur les grandes routes nationales/du nationalisme, et révèle l’étendue d’une cavalcade meurtrière
- Vous êtes le créateur d’un site singulier, lié à un compte Twitter, « Crimes de France ». Non pas « crimes en France », comme on en entend tant parler, avec ce que l’on appelle les « crimes dans les faits divers », mais les crimes commis par la France, l’Etat, les autorités, des crimes pour lesquels il n’y a pas nécessairement d’accusés identifiés, mais pour lesquels pèsent, des soupçons sérieux ou des certitudes, sur une responsabilité étatique, politique, de la France. Ce sont aussi souvent des crimes en France, mais aussi, hélas, trop souvent, des crimes hors de France. Pourquoi en êtes-vous venu à une telle considération et à cette volonté d’en parler ?
- La question du pourquoi est toujours complexe et multi-factorielle. Ne me demandez pas pourquoi j’ai toujours aimé l’histoire et je suivi avidement la politique. Ceci dit, étant français, j’essaie de comprendre ma société en travaillant son histoire, et d’agir sur elle en lui proposant un discours un peu marginal. Comme ancien prof d’histoire-géo, je pense que la connaissance de l’histoire a une portée civique et morale. Comme démocrate radical, attéré par la mauvaise foi ou l’inculture politique des éditocrates et experts ès République, je souhaite rappeler à la mémoire collective des faits tragiques de l’histoire nationale française, par le sang versé et du fait de responsabilités étatiques ou paraétatiques. J’exhume des événements moins connus, qui ont fait l’objet de travaux restés confidentiels, susceptibles de brouiller l’imaginaire commun, de façon positive, en ajoutant de la complexité et de la vérité. Prenons l’exemple de la Collaboration et de l’Epuration en France, l’historienne Annie Lacroix-Riz montre comment des réseaux d’intérêts qui se sont constitués bien avant 1940, ont pu encore prospérer après 1945, parmi les élites politiques et économiques, malgré leur inclinaison au fascisme.
- Votre site est construit par une référence à chaque jour de l’année, comme dans les éphémérides. Dans les trente derniers jours avant cet entretien, quels crimes vous ont le plus marqué, vous paraissent les plus marquants, sidérants, terribles (« terroristes » ?!), et, en général ?
- Parlons d’abord des meurtres policiers. C’est un problème systémique, sidérant de banalité. Pris un par un, on peut penser que ce sont des cas exceptionnels, avec des policiers hyper-tendus et des magistrats racistes. Prenons la date du 29 novembre. Dans un commissariat de Versailles, en 1972, le sous-brigader Marquet abat Mohamed Diab d’une rafale de mitraillette. Le soir même, le fautif insulte la famille de la victime.
- Des professeurs de droit vont faire un battage médiatique en soutien au meurtrier. Même si la légitime défense n’est pas retenue, le non-lieu est prononcé huit ans plus tard.
- Le 29 novembre 2010, à Colombes, Mahamadou Maréga, Malien, sans papiers, décède pieds et poings liés en présence de dix-sept policiers. Asphyxié au gaz lacrymogène, il avait reçu seize décharges de taser. Sept ans après les faits, le seul policier sanctionné écope d’une peine de six mois de prison avec sursis (sans mention sur son casier judiciaire). Une comparaison rapide de ces deux cas montre que les hommes racisés ont des raisons valables de craindre autant la police que la justice française. Plus loin de nous, il y a le massacre des coupe-coupe le 15 novembre 1917, à Abéché, troisième ville du Tchad. On est pendant la Première Guerre mondiale, des Africains sont dans les tranchées aux côtés des paysans et des ouvriers français. Après le meurtre d’un maréchal des logis, le commandant Gérard, par peur d’un complot semble t-il, ordonne le massacre d’au moins soixante-seize notables et lettrés. Certes, l’affaire est dénoncée vertement par le Général Jean Hilaire… mais le responsable du massacre sera simplement été mis à la retraite. Remontons encore un peu l’histoire. En 1802, les Guadeloupéens luttent contre le rétablissement de l’esclavage décrété par Napoléon. Le 29 novembre, une femme ayant combattu en mai aux côtés des hommes est pendue. Elle rejoint ses frères d’armes, qui avaient connu le même sort. On lui avait octroyé un répit le temps qu’elle donne vie à son enfant, qui serait aussitôt considéré comme un esclave. Elle s’appelait Solitude.
- Comment expliquez-vous qu’il y ait autant de cadavres dans les placards et hors des placards de l’Histoire de France ?
- Hors des placards, c’est simple, la France est une vieille puissance coloniale. La France fait partie avec quelques autres des pays ayant 500 ans d’histoire coloniale. Aucun peuple ne s’est laissé facilement conquérir, colonisé, francisé. Je ne connais pas bien l’histoire de la Louisiane française et je n’en parle jamais. Des tribus ont pu s’allier aux Français pour mieux rester à l’écart des Britanniques… Je ne parle pas beaucoup non plus des hécatombes humaines sous Napoléon. Là, c’est un phénomène principalement européen. Je rappelle surtout les carnages commis au nom de la France napoléonienne en Palestine, Espagne, et aux Antilles. Ensuite une nouvelle histoire coloniale s’ouvre à partir de 1830. La page n’est pas tout à fait refermée. L’Outre-Mer et la Françafrique sont encore des espaces où une domination coloniale s’exerce. En Outre-Mer, notamment via les préfets et haut-fonctionnaires issus et formés en Métropole. En Afrique francophone, via des politiciens et affairistes qui ont destin lié à la poursuite du système, et une monnaie coloniale.
- Les gens qui ont combattu ces systèmes ont pour beaucoup été éliminés. Les leaders nationalistes camerounais tués pour l’exemple sont bien connus : Um Nyobé, Félix Moumié, Ernest Ouandié, Abel Kingué. En plus de ces héros, il y a peut-être eu 100 000 victimes camerounaises anonymes. La disparition est une autre variante. Elle était très utilisée pendant la guerre d’Algérie. Paris a aussi vraisemblablement fait disparaîre le journaliste d’investigation polynésien Jean-Pascal Couraud le 15 décembre 1997. On n’en a pas entendu parler en Métropole, du moins beaucoup moins que lorsqu’un journaliste français est pris en otage dans un pays arabe. Tuer, enlever, torturer vise à obtenir le silence et la résignation des dominés. Dans ce régime, aucune tête ne doit dépasser.
- Récemment, nous avons eu une discussion à propos de la période 1789/1795, et notamment de la période, baptisée ainsi par les successeurs de celle-ci, « la Terreur ». Nous avons notamment discuté du cas de Robespierre. Comment comprenez-vous cette période ?
- D’abord, je ne me prétends pas spécialiste. Si j’aborde le passé sous l’angle des crimes, je dois bien admettre que l’histoire est souvent pleine d’ambiguités. Les conflits, les guerres et même la colonisation se résument rarement à une confrontation entre bons et méchants. Je pense cependant qu’on devrait tous avoir en mémoire les grands crimes d’Etat de notre histoire nationale. A ce titre, d’affreux crimes ont été commis ou encouragés par des hommes d’Etat, ou du moins un système politique, pendant la Révolution française. A commencer par Napoléon, l’homme qui clotûre la séquence révolutionnaire. D’une certaine manière il extériorise la violence nationale en la détournant vers l’extérieur, un peu comme au temps des Croisades. Le Pape avait appelé les princes à cesser leurs conflits en se coalisant contre les Turcs et les Arabes (suscitant au passage des massacres de Juifs). Auparavant, en 1793, il y avait eu la question de la défense des frontières, qui avait divisé la population française avec la levée en masse. Une partie des provinciaux était déjà excédée par les atteintes à leur foi catholique par les hérauts d’une nouvelle religion républicaine. Les destructions d’églises rappellent un peu le mouvement iconoclaste de 1562, lorsque les protestants saccagèrent les édifices religieux des villes conquises. De même, on peut comparer les crimes de masse commis contre les Vendéens, identifiés comme un groupe humain arriéré et fanatique, avec ceux commis bien plus tôt contre les hérétiques du XIIe siècle. Les discours ressemblent aussi à ceux qu’on trouvera, sous Napoléon, durant la guerre d’Espagne, ou à partir de 1815, dans la résistance algérienne. Si on peut relativiser la violence de la période révolutionnaire en la comparant à d’autres époques, je trouve que l’historiographie dominante comme les programmes scolaires invisibilisent ces violences atroces : noyades renommées « baptêmes républicains », colonnes infernales, etc. Le débat se focalise autour du terme génocide. Bien que censé qualifier des crimes imprescriptibles, ce terme juridique est mal adapté à la discussion historique. D’un côté, les historiens progressistes défendent ardemment l’honneur de la République, en rappelant la faiblesse du pouvoir central, l’absence de plan d’extermination, et les mesures prises pour sanctionner les excès. De l’autre, les réactionnaires s’emploient à dénoncer les massacres de populations civiles et les discours génocidaires de généraux républicains. Ayant passé un an à l’université turque, j’ai constaté que bon nombre d’arguments des historiens turcs opposés à la reconnaissance du génocide arménien, qui intervient dans un contexte de guerre et d’effondrement de l’Etat ottoman, s’apparentent à ceux de nos universitaires français. Pour ce qui est de Robespierre, je n’ai pas à ce stade de conviction sur la personne. Il a fait de beaux discours pour l’encadrement des prix, contre la peine de mort, l’esclavage et la guerre. Il a certainement une responsabilité dans la Terreur et son lot de tués après des procès expéditifs, mais il me semble que le pouvoir n’a jamais été concentré dans ses mains. Cependant, il me faudrait lire plusieurs biographies et les recouper avec d’autres ouvrages pour acquérir une conviction sur l’homme. Le personnage de Gracchus Babeuf, mort guillotiné en 1797, m’est d’instinct plus sympathique. Je ne sais pas s’il avait raison d’appeler Robespierre « Maximilien l’Exterminateur ». Mais sa dénonciation du populicide en Vendée et son engagement radical pour l’égalité, y compris dans les campagnes, dans un contexte où la bourgeoisie avait repris la main, en fait une figure inspirante. Plusieurs questions peuvent se poser.
- Après sa présidence, François Hollande a lui-même avoué dans un de ses livres autobiographiques et hagiographiques, qu’il a signé des documents pour autoriser des assassinats ciblés, des exécutions extra-judiciaires hors de France de citoyens du monde, non français, ce qui est pourtant absolument interdit par le droit international. Et, bien entendu, il ne s’est rien passé. Il semblerait que les dirigeants d’Etat, qu’ils soient des politiques ou des administratifs, se soient habitués à faire commettre des crimes, et à en rester absolument impunis, avec un système verrouillé. Vous avez espoir que cela puisse changer, et, si oui, comment aller vers un système où les responsabilités politiques impliquent la nécessité de devoir en assumer les conséquences, en cas de violations des droits civiques ?
- Oui, cet aveu m’a fait réfléchir. Il a le mérite d’exister. Et même temps il fait penser à ces « j’assume » qu’on entend de plus en plus quand un politicien véreux à commis un méfait. Hollande sait qu’il ne risque rien. Il a ordonné l’élimination de gens qu’il nomme terroristes, et donc qui ne bénéficient plus des droits de l’homme. Ces personnes souvent tuées par des drones ou des frappes aériennes ne pourront jamais se défendre par le verbe. On ne sait même pas si les éléments contre eux seront un jour versés aux archives. Je ne suis pas avocat, ni même juriste. Je ne sais pas si des plaintes peuvent être déposées à la Cour Pénale Internationale ou à la Cour Européenne des Droits de l’Homme, ni s’il existe des collectifs œuvrant à changer les choses sur ce point. D’une manière générale, j’espère que nous allons vers un monde où les hommes politiques doivent rendre des comptes. Dans la démocratie athénienne, tout citoyen pouvait déclencher une procédure civile ou criminelle contre un magistrat sortant. Aujourd’hui, nous avons la Cour de la Justice de la République, qui est une juridiction d’exception. Les anciens présidents ou ministres convaincus de corruption ne prennent jamais plus d’un an de sursis. Cahuzac veut revenir en politique. Chirac n’a pas été inquiété pour avoir réinstallé le sanguinaire Sassou Nguesso à Brazzaville, ni pour la déstabilisation de la Côte d’Ivoire ou d’Haïti. Sarkozy et Cameron avaient négocié avec les traités internationaux pour ne pas être inquiété par leur guerre en Libye. La guerre de Hollande au Mali n’a fait l’objet d’aucun débat démocratique, bien qu’elle ait été préparée par les services avant même l’élection présidentielle de 2012. Et en même temps, sous Hollande, la France refusait les informations de Damas à propos de fanatiques islamistes qui ont ensuite frappé en France. Bref, les hommes politiques ne sont jamais responsables de leurs crimes. Il faudrait une révolution démocratique. Le peuple est moins belliciste, moins sensible aux arguments de l’industrie de la guerre, que les politiques qui ont besoin de fonds pour financer leurs campagnes.
- Les citoyens français connaissent mal l’Histoire de France. Nous sommes un certain nombre à agir contre cette ignorance ou ces connaissances superficielles. Est-ce que nous pouvons faire des progrès substantiels en cela, et si oui, comment ?
- Si seulement j’avais la recette ! J’essaie de sensibiliser avec mon éphéméride. Je crois en la puissance de l’événement, des dates, des chiffres. Je ne crois pas qu’on ait beaucoup de chances de changer les autres avec de longs discours. Les gens qui prétendent aimer la France et son histoire peuvent difficilement dire que je m’en désintéresse. Tout mon travail est tournée vers la France, son influence passée et présente. J’essaie de nourrir aussi ceux qui sont enclins à dénoncer l’impérialisme occidental. Le travail théorique et philosophique est aussi nécessaire, bien entendu, et X/Twitter n’est peut-être pas le meilleur endroit. J’aime les débats, donc pour moi, il ne faut pas hésiter à répondre aux discours bourgeois et identitaires. Même si elle est risquée et difficile, on n’a pas d’autre choix que de mener cette bataille culturelle.
- L’Histoire française nous montre un lien consubstantiel entre le pouvoir le plus élevé et le crime. Autrement dit : pour parvenir à ce sommet, il faut être un « tueur », avec plusieurs méthodes. La facilité nous incite à la fatalité. Certains sont même des spécialistes connus dans la généralisation : cela a toujours existé, cela sera toujours ainsi. Si, au contraire, nous ne nous soumettons pas à cette « loi politique », que je qualifie de tyrannique (celle décrite par Platon dans le livre VIII de la République), nous nous retrouvons avec son même sujet, problème, central. Un, pour changer radicalement, il faut une épuration réelle, radicale, et deux, il faut préparer la prise du pouvoir par des citoyens incorruptibles, y compris par leur refus de faire tuer les ennemis du régime. Or, à l’égard du crime, comme Platon le dit là encore dans ce chapitre, la « tyrannie » a le goût des crimes, des cadavres. Comme un certain cinéma, comme tant de séries télévisées très problématiques, qui sont un écho des politiques et policitiens, « mortels », que nous subissons. Votre site nous met aussi en contact avec des morts, mais il n’est pas là pour nous faire aimer la mort, ni la mise à mort des êtres humains. Dans quelques décennies, votre travail pourrait être une part d’un enseignement historique ambitieux, réaliste, fondé sur des connaissances, même pénibles. Une des ambitions de cette nouvelle politique serait de tenir à distance les humains des homicides. Sortir, enfin, de la politique, synonyme de brutalité, est-ce possible ? Est-ce un rêve pour vous ? Et quand vous ne vous intéressez pas à cette Histoire-criminelle, quelles sont les dimensions de l’Histoire qui vous intéressent ?
- Oui, ma façon d’aborder l’histoire est liée à ma conviction qu’on ne vit pas dans une réelle démocratie. Les crimes d’Etat sont le plus souvent commis à l’insu du peuple, ou avec la participation d’un peuple aliéné. Pour moi, il faut revoir les institutions. Répartir le pouvoir plutôt que le concentrer. Rendre impossible le phénomène de « carrière politique ». J’estime que les postes d’influence ne devraient pas revenir aux plus ambitieux, ni aux plus habiles à lever des fonds. Les textes devraient être craints par les hommes aux manettes. Et comme il paraît que le pouvoir fait tourner les têtes, on devrait écrire les règles de façon à ce que le politique craigne vraiment les lois qui encadrent l’exercice de son mandat. En somme : des contre-pouvoirs partout, et des textes écrits de sorte à, sinon inspirer la vertu, du moins limiter au maximum la corruption. En somme, il faut trouver des moyens pour que la masse (on peut dire aussi société civile) puisse contrôler les dirigeants ! Les gens qui nous dirigent et nous insultent de réfractaires, ou de fainéants à mettre au travail, sont eux-mêmes réfractaires aux lois les plus élémentaires sur la transparence. Et en général, ces gens-là n’ont jamais travaillé, au sens commun du terme. Toute l’histoire m’intéresse. L’histoire des institutions d’Athènes ou de l’empire ottoman peut aider régler les problèmes qui se posent actuellement, dans des sociétés qui aspirent à la démocratie et à la paix. Les Turcs ottomans avaient trouvé un équilibre qui a été balayé par le nationalisme, un héritage de la révolution française. Il ne s’agit pas d’idéaliser une période, mais de prendre le meilleur. Les Athéniens avaient des esclaves, et les femmes ne pouvaient pas être citoyennes. Les janissaires et les mameluks nous paraissent aussi barbares. Mais ces deux exemples peuvent nous aider à penser une démocratie locale, et un monde débarrassé du nationalisme étriqué. Autrement, je trouve l’histoire des idées fascinante. C’est saisissant de se dire qu’en quelques années des points de vue émergent ou déclinent. J’apprécie l’histoire globale également, elle permet d’aborder les changements, par exemple culinaires ou environnementaux, sur de longues périodes et de vastes espaces. J’aime aussi m’intéresser à l’histoire populaire, et à celle des élites. En abordant les sociétés par ces deux extrémités, on découvre une histoire qui ne se résume pas à la construction des états et Empires et aux guerres qui s’en suivent.
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