Ci-dessous, des extraits de l’article de « Médiapart », « Complotisme : les angles morts du débat », de Lucie Delaporte.
Le complotisme et son impact sur le fonctionnement des démocraties occidentales sont devenus un sujet de préoccupation majeur des pouvoirs publics. Au plus haut sommet de l’État, la question est prise à-bras-le-corps par Emmanuel Macron qui a commandé à la rentrée 2021 un rapport sur le sujet à une commission dirigée par le sociologue Gérald Bronner. Réalisé en un temps record – trois mois – par une commission dont la composition avait déjà suscité des réserves, le rapport sur le complotisme a été remis début janvier 2022. Pointant « les dangers que l’ère numérique fait peser sur notre démocratie », la lettre de mission du président de la République demandait à la commission de proposer des pistes pour endiguer le phénomène de la « désinformation » en ligne, qui menace « ce que nous avons de plus précieux : notre cohésion nationale, notre système démocratique hérité des Lumières ». Conformément à la commande, le rapport intitulé « Les lumières à l’ère numérique »décrit sur 120 pages « les mécanismes psychosociaux susceptibles de nous rendre perméables aux fausses informations ». Il expose également le poids des algorithmes du « marché en ligne de l’information » et s’intéresse aux intérêts économiques de la diffusion de « fausses informations ». S’il résume bien certains enjeux liés à la diffusion d’information à l’heure des réseaux sociaux, le très grand flou du cadrage de la lettre d’Emmanuel Macron se retrouve dans le rapport, qui glisse allègrement de la « désinformation » au « complotisme » et aux « fausses nouvelles » sans véritable réflexion conceptuelle, qui aurait pourtant été essentielle pour ne pas accumuler généralités et approximations. Arrivée très récemment dans le débat public, la notion de « complotisme » s’est imposée avec fracas dans les médias et la parole politique, sans qu’il n’en existe de définition scientifique précise. Une chose est sûre, à entendre les pouvoirs publics et nombre de médias qui en font régulièrement leurs gros titres : il y a urgence à s’emparer du sujet, tant le mal est répandu. « Près de huit Français sur dix croient à au moins une “théorie du complot” », avançait par exemple France Info, s’appuyant sur un sondage réalisé par l’Ifop pour la fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch. « L’irrésistible ascension du complotisme dans la France néolibéralisée paraît acquise. Mais il faut s’interroger sur le fait que ces croyances, jusqu’alors relativement confidentielles, ont été érigées en quelques années au rang de problème public », note le sociologue Arnaud Saint-Martin dans Le Nouveau Monde, tableau de la France néolibérale (Amsterdam, 2021). Dans le rapport Bronner, c’est une conception très particulière du complotisme qui s’impose au fil des pages. « Le complotisme est ramené à une sorte de déviance psychologique, voire pathologique alors qu’il y a une forme de pensée politique et de critique sociale qui est niée de fait », comme le souligne Julien Giry, maître de conférences en science politique et spécialiste du sujet. (…) D’un point de vue méthodologique, il est d’ailleurs frappant de voir que, si le rapport fait la part belle aux sciences cognitives, il ignore superbement la production sociologique, anthropologique, historique, philosophique pourtant d’ampleur sur le sujet. « Ce n’est d’ailleurs pas anodin qu’aucun historien n’ait été auditionné. On constate aussi qu’aucun sociologue n’est cité dans la bibliographie », pointe également Julien Giry qui dénonce « une approche complètement dépolitisée et déshistoricisée du phénomène ». (…) Si le rapport ne s’adosse pas sur les travaux de sociologie existants, il semble pourtant avoir quelques idées sur le profil des personnes perméables au complotisme. « Il y a beaucoup de présupposés dans ce rapport : le complotisme concernerait des gens qui s’informent mal, qui auraient un déficit éducatif, relève Julien Giry. (…) Doctorant en science politique à l’université Paris 1, Pierre France a travaillé pendant des années sur les personnes émettant ou propageant des théories complotistes sur le 11-Septembre. « Je crois qu’on peut dire qu’il n’y a pas de profil type du “complotiste”. Dans mon sujet, j’ai rencontré une écrasante majorité d’hommes mais l’on voit bien que chez les antivax, les femmes sont très présentes. Dans le public sur lequel j’ai travaillé, il y a aussi des ingénieurs, des chercheurs… Donc pas du tout un public qui n’a pas fait d’études, par exemple », explique-t-il. (…) Pour lui, la partie du rapport concernant Trump et la marche sur le Capitole est à cet égard caricaturale : « On a l’impression que des gens ont été exposés aux messages QAnon et qu’ils sont allés marcher sur le Capitole. Cela ne marche pas comme ça. Il y a de nombreuses médiations et un contexte américain préexistant : une culture de l’autodéfense et des milices, un antiétatisme constitutif, un complotisme légitimé et accepté socialement, le nombre important de radios d’extrême droite profitant de la liberté d’expression, etc. C’est impossible de comparer avec la France, ce sont des situations qui n’ont rien à voir. »