Victor Hugo passe pour être l’auteur de l’observation selon laquelle « l’amour des Anglais pour la liberté se complique d’une certaine acceptation de la servitude d’autrui. » Si l’on réclame des preuves, c’est du côté de Domenico Losurdo qu’il faut se tourner, avec cette Contre-histoire du libéralisme qui paraît aux éditions La Découverte, traduction bienvenue d’un ouvrage italien, paru en 2006 aux éditions Laterza. Le philosophe d’Urbino, spécialiste de Hegel, nous y propose une enquête attentive sur les angles les moins flatteurs du libéralisme réel. Il insiste en particulier sur la permanence massive de pratiques attentatoires à toute liberté, dans les sociétés britanniques et américaines des XVIIIe et XIXe siècles.
2Les premières révolutions « libérales » – celles d’Angleterre, d’Amérique et bien sûr, avant cela, de Hollande – ont largement renforcé l’esclavage. Bien loin de constituer une menace pour lui, leurs principes généreux l’ont conduit à son âge d’or – statistiquement visible à l’explosion du nombre d’esclaves. Domenico Losurdo parle ainsi d’un « accouchement gémellaire » du libéralisme et de l’esclavage racial. Ce thème constitue le point de départ de sa démarche qui, par un jeu serré de citations éclairées par quelques faits de contexte, nous conduit des colonies à la métropole, avant d’aborder la vision mondiale des libéraux classiques, puis de conclure par l’héritage supposé de cette vision dans les catastrophes politiques du siècle dernier.
3De ces pages sombres dans l’histoire de l’Occident et de son expansion coloniale, les grandes lignes sont assez connues – derrière les principes humanistes de la « civilisation » et de la « liberté », les réalités prosaïques du mépris récurrent, de la contrainte physique et de l’exploitation pure et simple. Le travail de D. Losurdo le rappelle, mais il offre surtout une synthèse utile sur un aspect moins connu : le niveau d’assentiment, voire d’adhésion, des élites « libérales » de l’époque à ces pratiques anti-libérales. Nombre de grandes figures du pouvoir ou de la pensée confessent ici leur part d’ombre. John Calhoun, Francis Lieber, Andrew Fletcher et surtout John Locke : tous justifièrent le sort des esclaves. Washington, Jefferson et Madison en possédaient eux-mêmes. Quant à la constitution des États-Unis, elle les désigne par différentes périphrases, évoquant les « autres personnes », ou encore les « personnes soumises à des prestations de service ou de travail dans l’un des États ».
4L’esclavage n’est pas seul en cause. Même dans l’ancienne métropole, cette Angleterre du XVIIIe siècle que Burke se complaît à présenter comme un paradis pour l’individu, la « pleine jouissance d’une sphère de liberté privée » n’est en fait que le privilège d’une minorité. La rafle y est un moyen ordinaire de pourvoir la marine et l’armée en « recrues ». Locke, Mandeville et d’autres auteurs avaient d’ailleurs justifié toutes sortes d’intrusions paternalistes dans la vie « privée » des classes dominées, s’agissant du sexe, de l’alcool, de la religion, des loisirs et des syndicats. Certains de ces contrôles finissent par écorner la liberté des dominants eux-mêmes, comme l’interdiction des mariages mixtes, dans l’Irlande soumise ou dans nombre d’États américains. En 1836, le président Jackson ordonne ainsi la censure postale contre toutes les publications critiques sur l’esclavage – un comble, pour un courant si prompt au pathos sur la liberté d’expression.
5L’État de droit, de même, est facilement piétiné dès qu’il s’agit de lutte des classes. Ainsi, Tocqueville recommande-t-il en 1848 de fusiller sur place « tout ce qui faisait mine de se défendre » – une position qui annonce celle de Theodore Roosevelt ou, plus tard, l’indulgence pour le moins curieuse de l’ultra-libéral Ludwig Von Mises envers le fascisme italien. La pénalisation du vol, dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, revêt quant à elle l’allure d’un véritable terrorisme préventif, où le culte sacrificiel de la propriété prime nettement sur les droits de la défense.
6Plus dérangeante, vue d’après 1945, est la concomitance que Domenico Losurdo expose entre l’émergence des sociétés libérales et la montée en puissance d’une grille d’analyse racialiste, en politique intérieure comme dans les relations internationales. Sur les rejetons de l’Empire britannique, en Afrique du Sud ou en Virginie, la démocratie s’est bien souvent renforcée contre la figure de « races » jugées inférieures. Dans cette démocratie restreinte, une Herrenvolk democracy fondée sur l’idée d’un « sang de la liberté », la « liberté » des États devient un moyen de réduire à peu de chose celle des Noirs ou des Amérindiens.
7On rejoint ainsi la thèse de Hannah Arendt, qui voyait dans les « massacres administratifs » de l’Empire victorien la matrice des génocides modernes et de leur processus de déshumanisation des minorités. Viennent à l’appui de cette théorie l’aura du Ku Klux Klan auprès des nazis allemands, ou encore les règles d’appartenance raciale en vigueur dans le sud états-unien ségrégationniste, qui définissent le statut de Noir comme une contamination (par le biais de la one-drop rule, annonciatrice des funestes critères de « judaïté »). La discrimination est aussi la règle dans l’ancienne métropole : à Oxford et Cambridge, par exemple, l’ouverture des postes enseignants à toutes les confessions religieuses n’interviendra qu’en 1871, tandis que le grand premier ministre libéral Disraeli considère quant à lui la « race » comme la « clé de l’histoire ».
8Dans le sud des États-Unis, le démantèlement légal de cette ségrégation sera très tardif. D. Losurdo semble n’y voir qu’une ruse stratégique, dans le contexte de la guerre froide. Il produit pour cela une lettre de 1952 du ministre de la Justice à la Cour suprême. À propos d’une affaire en cours sur l’intégration dans les écoles publiques, le ministre, implicitement, met en garde les magistrats sur l’enjeu du rayonnement moral auprès des Nations montantes du tiers-monde, courtisées par l’URSS. Il rappelle à ce sujet que la ségrégation raciale « suscite des doutes, y compris parmi les nations amies, sur l’intensité de notre dévotion à la foi démocratique ».
9Au final, cette Contre-histoire du libéralisme apporte un dossier très lourd au passif de l’idéologie de la liberté, qui domine notre politique encore aujourd’hui. L’ampleur des textes mobilisés dans ce but se paie d’un certain nombre de répétitions dans les thèmes, probablement inévitables. On pourra cependant regretter l’absence d’index thématique ou nominal. Plus fondamentalement, certains éléments de ce réquisitoire sont moins convaincants. Le rapprochement de 1776, 1861 et 1914 présentés comme les rejeux d’une tendance supposée à la guerre civile à outrance au sein d’une aire anglo-allemande encline à se croire supérieure et prédestinée à la liberté, constitue en particulier une sériation assez artificielle, qui accumule davantage qu’elle n’explique.
10De même, l’analyse tend parfois à se construire uniquement autour de la catégorie intellectuelle de libéralisme, au détriment d’autres effets possibles, celui des processus historiques, comme celui des traditions politiques nationales. Le poids écrasant dans le matériau des références anglo-saxonnes rend ainsi difficile de distinguer ce qui est vraiment propre au libéralisme de ce qui relève peut-être d’une tradition politique anglaise d’indifférence aux valeurs d’égalité. Cette variable vient d’autant plus à l’esprit que le livre relève lui-même un net contraste avec les mondes libéraux français et latino-américains. Devant cette association systématique du libéralisme et des pires réalités de l’époque, on peut aussi regretter le silence (à quelques allusions près, pour Adam Smith et J. S. Mill) concernant les nombreux libéraux qui dénoncèrent ces pratiques, mais aussi rappeler le rôle actif de certains courants opposés au libéralisme pour les promouvoir.
11À ces nuances près, le sens des évènements corrobore nettement la thèse du livre : l’époque de l’ascension libérale fut aussi celle du déclin de nombreux droits individuels, en lien avec des préjugés de caste et des intérêts. Ce travail historique implacable rend raison du mythe de l’idéalisme – la vision du libéralisme comme un mouvement moral, uniquement préoccupé par l’application d’une doctrine généreuse et universelle. Domenico Losurdo le définit plutôt comme « la conscience de soi d’une classe de propriétaires d’esclaves ou de serviteurs, qui se forme au moment où le système capitaliste commence à émerger ».
12À la première dispute, les libéraux de l’époque n’avaient d’ailleurs pas été longs à se dire leur vérité. On apprend ainsi que John Millar, un représentant des Lumières écossaises, disciple d’Adam Smith, s’amusait en 1771 des grands discours des colons d’Amérique autour de leur « liberté » foulée par la Couronne, venant de gens qui vivaient essentiellement de l’esclavage : « Le hasard n’a peut-être pas produit une situation plus capable que celle-ci de ridiculiser une hypothèse libérale ou de montrer combien peu la conduite des hommes est, au fond, orientée par quelque principe philosophique. »
Une publication de la revue
https://journals.openedition.org/chrhc/3342#compterendu-3342