“Du Totalitarisme en Amérique – Comment les Etats-Unis ont instruit le nazisme”, un livre de Patrick Tort (note 2)

Le deuxième tiers de l’ouvrage a pour propos de décrire une Internationale eugéniste/raciste, qui associe des intellectuels/agents, américains, allemands, et un Français, « star » scientifique de son temps, Alexis Carrel. Et, ce qui est impressionnant, pénible à constater, comprendre, intégrer, c’est que les plus actifs en le domaine, les plus effectifs, rayonnants, au point d’en devenir des références pour ces Nazis allemands, ce sont les intellectuels/agents américains. Pour considérer et traiter certains êtres humains COMME ils traitent les animaux, domestiques ou non, il y a le zoologiste David Starr Jordan, l’auteur de « The Blood of the Nation » (« Le sang de la nation », sous-titré, « une étude de la décadence des races par la survie des inadaptés », devient en 1916 le président de l’Université de Stanford, un membre actif de l’association « Race Betterment Foundation », autrement dit la « fondation pour l’amélioration de la race », a un « rôle quasi initiateur dans la défense de la stérilisation forcée et des diverses mesures eugéniques d’isolement et d’exclusion reproductive dirigées contre les personnes estimées dysgéniques » (1). La « génétique » a été un cheval de Troie du racisme-eugénisme, et c’est pourquoi des « enthousiastes », agronomes, zootechniciens, se sont réunis pour créer l’« American Breeders Association » « l’Association des Eleveurs Américains » – éleveurs d’animaux et d’humains animaux. Elle devient le creuset de rencontres faustiennes, comme celle de Charles Benedict Davenport, zoologiste et généticien, avec Harry Hamilton Laughlin, « jeune spécialiste d’éducation et de sciences sociales », « amateur d’agriculture versé quant à lui dans l’élevage de poulets et de chevaux pur-sang », Laughlin qui « deviendra (…) l’un des eugénistes américains les plus intransigeants et inventifs ».

Mais pour Patrick Tort, « le personnage clé de l’eugénisme américain fut sans doute Davenport ». Il contribue, avec d’autres, à « l’importation des démarches statistiques et biométriques » (de l’école anglaise). Ses travaux furent soutenus, financés par la Fondation Carnegie (puis par la Fondation Rockfeller), et ce alors qu’il « joua dans ce domaine un rôle scientifique et institutionnel prépondérant, participant à des comités, encourageant la création de commissions chargées d’investigations sur la qualité biologique des unions matrimoniales, inspirant une part non négligeable des résolutions eugénistes d’exclusion reproductive dans différents Etats américains. Le postulat fondamental de ces recherches, inscrit dans leur protocole, était l’existence d’une valeur « innée » et différentielle des races et des « sangs » avec comme corrélat inévitable l’objet même de l’eugénique : l’amélioration planifiée de la race par l’application de techniques de sélection artificielle (…). ». C’est que, que ce soit par leur engagement personnel, que par l’usage de leurs « travaux », de leurs propos publics sur les « connaissances » ou pseudo connaissances issues de ceux-ci, ces intellectuels-agents américains ont créé les conditions de possibilité de législations criminelles de racisme social/racisme, en amont des législations nazies, lesquelles se sont inspirées des législations américaines. Davenport est le premier à utiliser le terme anglais «eugenics » en 1910, et met en place, avec Laughlin, l’« Eugenics Record Office », autrement dit le « Bureau des Archives Eugéniques », à la tête duquel Laughlin agit pour « aplanir les difficultés législatives et administratives susceptibles de gêner ou de ralentir l’application généralisée des mesures de stérilisation eugénique à la population des différents Etats américains ». Nombre de dirigeants américains, issus de l’immigration/colonisation européenne qui a tant agi contre les Native People, étaient, comme Davenport, partisans « de la réduction de l’immigration génétiquement « indésirable » et de la stérilisation contrainte ». Patrick Tort doit donc décrire la « structuration institutionnelle » de l’eugénisme américain, à partir de 1906, avec des parutions officielles et « prestigieuses », comme les « Eugenical News » de la Fondation Carnegie. En 1918, l’ouvrage « Applied Eugenics » paraît, avec un 14ème chapitre qui prétend démontrer « l’infériorité native de l’intelligence des Noirs » (auteurs, Paul Bowman Popenoe et Roswell Hill Johnson). Contre cette immigration des « indésirables », une Ligue, la Ligue pour une immigration restreinte (Immigration Restriction League), avait déjà été créée en 1894. Par contre, quand il s’est agi d’accueillir aux Etats-Unis, des racistes, eugénistes, voire, après 1945, des Nazis (cf l’opération Paperclip, déjà évoquée sur ce blog), les Etats-Unis n’y ont mis aucune restriction, comme avec le cas d’Ernst Rüdin, qui, bien que déchu de sa nationalité en 1945, a trouvé une terre d’asile protectrice et amicale par-delà l’Atlantique.

Afin d’illustrer ce que fut et fit cette Internationale eugéniste/raciste qui a fini par prendre le simple nom de nazisme, et après avoir établi le rôle américain, initiateur/moteur, de ce projet de destruction/déconstruction/reconstruction du genre humain, Patrick Tort consacre deux chapitres à des intellectuels agents, européens : Rüdin donc, et le français Alexis Carrel. Rüdin, comme Carrel, est un médecin : spécialisé en psychiatrie pour le premier, en chirurgie pour le second. Rüdin, eugéniste enthousiaste, a exprimé des « recommandations (…) radicales » : « interdiction de mariage, internement et stérilisation contrainte des alcooliques et des aliénés ». Mais Rüdin ne s’arrête pas à des recommandations criminelles, contre ces populations, structurellement visées par l’eugénisme : il y ajoute, ce qui est original dans une époque qui en parle peu, d’autres recommandations concernant, cette fois-ci, les « homosexuels », lesquels, selon lui, sont coupables d’être des facteurs de dégénérescence de la « race ». Avec quelques amis dont le « pedigree » (ces auteurs ne se rendent pas compte à quel point leurs théories sont susceptibles de s’appliquer à eux-mêmes, non dans un sens racial, mais dans un sens individuel, avec une dégénérescence intellectuelle manifeste et tragique) est aussi lourd que le sien, Rüdin fonde en 1905, la « société allemande d’hygiène raciale ». Rüdin fait partie de ceux qui préconisent toujours les mesures les plus susceptibles de provoquer rapidement des décès, puisqu’il n’hésite pas à recommander, pour certaines personnes affectées par des maladies, à cesser tout soin médical. C’est qu’il s’agit de soutenir et de développer « la supériorité raciale des Germains », pour que ceux-ci soient capables de construire « (…) La plus grande Allemagne. L’oeuvre du 20ème siècle » (écrit par Otto Richard Tannenberg, traduit et publié en France par Payot). En 1912, se tient à Londres, avec une introduction de Lord Arthur Balfour (2), le premier « congrès sur l’eugénisme » (pour l’eugénisme), congrès dans lequel les contributeurs américains sont dominants. Pour l’Allemagne, Rüdin est le représentant officiel. Tout ce petit monde de narcissiques qui pensent sortir de la cuisse de Jupiter, fait référence à des lois américaines, comme celle du Connecticut, qui « interdit le mariage aux épileptiques, aux arriérés et aux déments, sous peine de trois ans de prison » (…) «En Pennsylvanie, le mariage est interdit aux syphilitiques, aux blennorragiques, aux épileptiques, aux aliénés ». Etc etc. Et si un gouverneur d’un Etat ne suffit pas, un Président élu, à mille lieux des portraits lénifiants dressés de lui, Woodrow Wilson, « aggrave la condition des Afro-américains et instaure la ségrégation raciale dans la vie quotidienne et dans l’Administration ». Pendant toutes ces années, la matrice eugéniste/raciste rend possible la rédaction et la publication d’ouvrages à sens unique et tous aussi réducteurs les uns que les autres, comme « Le déclin de la grande race, ou la base raciale de l’histoire européenne » de Madison Grant ou « Le droit d’anéantir la vie indigne d’être vécue, son étendue et sa forme », de Karl Binding et Alfred Hoche, « visant à la reconnaissance légale du droit à la suppression euthanasique des existences «sans valeur » ». Nous avons donc des intellectuels/agents qui parlent explicitement de commettre des homicides, légitimes et légaux, et ce 20 ans avant que les exécuteurs de leurs intentions/prétentions ne les mettent en oeuvre. Ces intellectuels-agents allemands ajoutent donc une population, de plus, à celles qu’ils entendent viser, éliminer : les Juifs. Autrement dit : si les Juifs européens ont été particulièrement visés par un projet partiellement accompli, de « génocide », ce n’était ni de manière exclusive ni de manière prioritaire pour les tenants de ces crimes, puisqu’il s’agissait avant tout d’un homocide, associant plusieurs populations, caractérisées, selon ces criminels, par des tares, des défauts, des dégénérescences. C’est Hitler et les Nazis qui les feront remonter dans la « hiérarchie » des hors hiérarchie, en raison de leur nombre, de leurs influences, de leurs capacités de résistance (alors que les aliénés pouvaient être facilement conduit dans des douches pour y mourir, sans aucune perception du danger (3)). Engagés dans une concurrence criminelle, un citoyen des Etats-Unis, le « directeur d’hôpital Joseph Spencer Dejarnette » (…) déclarera », en 1934, « les Allemands nous battent à notre propre jeu et progressent plus que nous ». Hitler est un lecteur de ces appels aux crimes, et dans « Le second volume de Mein Kampf » exprime son admiration pour « un pays où l’on peut observer au moins de timides tentatives inspirées par une meilleure conception de l’Etat. Ce n’est pas, naturellement, notre république allemande modèle; ce sont les Etats-Unis d’Amérique qui s’efforcent d’obéir, du moins en partie, aux conseils de la raison. » : « conseils de la raison », par les restrictions en matière d’immigration (comme avec la loi Johnson-Reed de 1924, inspirée par Madison Grant et par le Ku Klux Klan, votée par les deux chambres à une « écrasante majorité »), par le refus de l’attribution de la nationalité à des « sujets raciaux » spécifiques.

Eugénistes et racistes, américains, nazis, se tenaient par la barchichette, et jouaient à un jeu : qui dira pire ? Qui fera pire ? Certains pourraient être amenés à dire : mais les Etats-Unis ont quand même rejeté cette voie, puisque, la preuve, ils se sont engagés contre l’Allemagne nazie, après Pearl Harbor et la déclaration de guerre de l’Allemagne aux Etats-Unis. Mais si ce chemin a été pris, nous le devons à des conditions et à des circonstances exceptionnelles : la défaite à l’élection présidentielle de 1932, d’Herbert Hoover face à F.D.Roosevelt (lequel n’était pas, non plus, pas plus que Lincoln, un « progressiste » remarquable), l’échec de l’alliance nazie, allemande-américaine, dans les années 30, les choix stratégiques d’Hitler entre 39 et 41, en ciblant l’Angleterre, et, par voie de conséquence, les Etats-Unis). Mais près de 80 ans après la fin de la seconde guerre mondiale, l’élection d’un Donald Trump, ses propos fréquents, de racisme social et de racisme, d’un constant « anti communisme » de type maccarthyste, la fin de son mandat présidentiel avec l’insurrection du Capitole, et les faits divers criminels inspirés par le même racisme/racisme social, ont démontré que, si l’Allemagne nazie a été terrassée, au moins jusqu’à maintenant, le suprémacisme, raciste, eugéniste, américain, est toujours présent, vivace, actif, faisant le lien entre des brutes, des intellectuels-agents, des politiciens et des milliardaires. 

La présentation, la mise en perspective du propos, les analyses, du livre de P. Tort, vont continuer dans les prochains jours. 

  1. : la page Wikipédia de D.S. Jordan est absolument silencieuse sur ces aspects de son travail, de ses croyances et de ses engagements.
  2. Chef du parti conservateur en Angleterre, premier ministre, il est l’homme de la « déclaration Balfour », déclaration par laquelle il a projeté la création d’une entité sioniste en Palestine, non pas par philosémitisme, mais, au contraire par antisémitisme, puisqu’il s’agissait ainsi de déporter « gentiment » les Juifs d’Europe.
  3. Alors que les déportés, juifs, percevaient le danger, mais ne pouvaient en avoir aucune conception/représentation, étant donné qu’un homicide de masse leur était inconnu, les « dépassait » – à la différence des populations non européennes, colonisées, qui en ont subi plusieurs entre 1492 et 1942. 
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