Quand François-Henri De Virieu, Alain-Adolf Duhamel et Albert-du-Roy mettaient en scène le come-back de l’américain Jean-Marie Le Pen, en 1984

C’est au début que tout s’enclenche et se joue. Ensuite, il est trop tard pour arrêter la machine infernale. Dans notre étrange pays, une incarnation d’extrême droite, au moment de son apparition ou plutôt de sa réapparition – puisqu’il s’agit d’une hydre politique –, devrait être désignée comme telle ; ce qui arrive rarement.

Aujourd’hui, il est question d’un « polémiste » ou d’un « pamphlétaire », comme si la gent pisse-copie voulait s’exonérer en ne particularisant pas cet être sorti du rang – plus précisément des colonnes du Figaro –, qui mériterait une appellation d’origine davantage contrôlée : journaliste fascisant ou essayiste raciste, par exemple.

Or ce que nous vivons connut une répétition générale, de fâcheuse mais instructive mémoire. En l’an de disgrâce 1984, voilà bientôt quarante ans, Jean-Marie Le Pen reprenait du service en prenant son envol médiatique. L’opération, qui consistait à remettre en orbite ce revenant des combats de l’Algérie française, était poussée par François Mitterrand, sorcier cynique visant à déstabiliser la droite. Le premier président socialiste de la VRépublique avait favorisé la résurrection de Le Pen – avec lequel il partageait au demeurant un antigaullisme coriace – en faisant (faire) pression pour qu’il fût invité à la radio et à la télévision, au nom du pluralisme.

La consécration arrive avec l’émission phare d’Antenne 2, « L’Heure de vérité ». Elle brille des ultimes feux sacralisant la politique en France, avec son générique très rock symphonique – le thème du huitième film de la série James Bond, Vivre et laisser mourir(tout un programme), composé par Paul et Linda McCartney. Cette mâle cérémonie (les femmes seront longtemps aux abonnées absentes) est régentée par François-Henri de Virieu (1931-1997), qui s’appuie sur deux piliers  : Albert du Roy (né en 1938) et Alain Duhamel (né en 1940). Ce dernier, actif à la télévision depuis 1970 (« À armes égales »), bénéficie au début de 1984, à bientôt 44 ans, d’une force de frappe médiatique considérable, cumulant audiovisuel (Europe 1, Antenne 2) et presse écrite (Le Monde, L’Express…).

C’est dans L’Express daté du 10 février 1984 qu’Alain Duhamel assure le service avant-vente du passage de Jean-Marie Le Pen à « L’Heure de vérité » : le journaliste présente l’homme qu’il s’apprête à interviewer. Ça commence très mal : question de désignation. L’article ne parvient pas à caractériser Le Pen pour ce qu’il est politiquement, c’est-à-dire un charlatan fascisant ou un démagogue raciste, par exemple.

Le titre de l’article s’avère un cas d’école : « Le tribun intempestif ». Les deux premiers paragraphes du papier ne cessent de tourner autour du pot. En euphémisant ce qui concerne le président du Front national (il « dérange », « agité et roublard », « trouble le jeu » avec « son verbe sans nuances » tel un « aventurier intempestif »). Tout en ridiculisant les oppositions, ou préventions, de la gauche (qui « s’offusque et tempête »), comme de la droite (où les dirigeants « tordent le nez et font la grimace »). Jugez-en plutôt…

La gauche se proclame choquée par la “banalisation” d’un individu réputé dangereux.

Alain Duhamel (« L’Express », 10 février 1984)

« C’est l’homme par qui le scandale arrive : Jean-Marie Le Pen dérange. Tout le monde. Parce qu’il sera, le 13 février, l’invité de “L’Heure de vérité”, sur Antenne 2 ­– sa première grande émission à la télévision –, la classe politique s’émeut. Le Parti communiste s’offusque, tempête, menace de partir en guerre contre cette “invitation indécente”. La gauche se proclame choquée par la “banalisation” d’un individu réputé dangereux. Mais, dans l’opposition, beaucoup de dirigeants font la grimace et tordent le nez, préoccupés de l’image d’une droite trop sommaire que risque de donner ce tribun agité et roublard.  

Et s’il troublait le jeu en suscitant un effet boomerang favorable au gouvernement ? Naguère, les giscardiens se félicitaient de chaque apparition de Georges Marchais sur le petit écran : leurs successeurs socialistes n’espèrent-ils pas déconsidérer le camp des libéraux grâce au verbe sans nuances de Jean-Marie Le Pen ? Certains suspectent même une manœuvre. Décidément, le président du Front national sera toujours regardé comme un aventurier intempestif. »

Ainsi, en « Monsieur Loyal » de la société du spectacle, Alain Duhamel affiche-t-il lexhibition désinhibée à venir. L’émission est initialement prévue le 6 février 1984. Patatras ! On finit par se rendre compte que c’est le 50anniversaire des émeutes sanglantes du 6 février 1934 – qui virent l’extrême droite tenter de prendre d’assaut le Palais-Bourbon en criant : « À bas la République parlementaire ! » M. Le Pen pourrait en profiter pour déclamer quelques vers des Poèmes de Fresnes de son cher Robert Brasillach, fusillé le 6 février 1945 : « Je pense à vous ce soir, ô morts de février. »

Pour le coup, l’émission est décalée d’une semaine : ce sera le 13 février 1984. La télévision française se montre furieusement responsable : elle invite Jean-Marie Le Pen, mais pas un 6 février ! Quand l’adoubement cathodique a lieu, la tension et le trac sont palpables. François-Henri de Virieu s’enferre d’emblée dans la contradiction originelle : « Depuis la fin de la guerre d’Algérie, vous êtes devenu un marginal du jeu politique. Certes, vous êtes le président d’une formation autorisée par le ministère de l’intérieur, le Front national, mais c’est une formation qui n’a jamais réussi à faire entrer le moindre représentant au Parlement. » En résumé : à quoi bon vous inviter puisque vous n’êtes rien ?

Monsieur Le Pen, vous faites peur. À l’origine de cette peur, la façon dont vous parlez de la présence des étrangers qui vivent en France.

François-Henri de Virieu

Pour justifier la présence de ce marginal et donc sa « démarginalisation », le présentateur infère alors que la situation vient de changer puisque son hôte a été élu conseiller dans le XXarrondissement de Paris lors des municipales de mars 1983 et que son poulain, Jean-Pierre Stirbois, a obtenu 17 % à Dreux lors des municipales partielles de septembre 1983 – au point d’obliger la droite à une alliance RPR-UDF-FN afin de ravir la mairie à la socialiste Françoise Gaspard.

Troisième temps de la valse-hésitation de François-Henri de Virieu dans sa présentation : « Les lettres que nous recevons en portent témoignage, Monsieur Le Pen, vous faites peur. À l’origine de cette peur, la façon dont vous parlez de la présence des étrangers qui vivent en France et de leur statut. » Jusqu’alors, l’animateur garde son ascendant sur le politicien. Mais un lapsus change la donne : « On connaît de vous vos affiches : 20 millions de chômeurs, ce sont 20 millions d’immigrés… »

Le Pen, matois, prend la main en chuchotant : « Pas encore… » Et Virieu de se corriger, tandis que son invité affiche un sourire carnassier : « Heu, 2 millions de chômeurs, pardon, ce sont 2 millions d’immigrés de trop. » Déstabilisé, le maître de cérémonie tente de se maintenir en donneur de leçon : « C’est un slogan d’exclusion, que vous complétez par un autre : “La France et les Français d’abord.” Alors qui êtes-vous vraiment, monsieur Le Pen, et que voulez-vous ? Est-ce que vous êtes le même homme que celui qui, il y a 28 ans, était élu député poujadiste, était partisan de l’Algérie française ? Est-ce que vous avez aujourd’hui les mêmes soutiens, les mêmes amis, les mêmes idées, ou bien est-ce que vous avez changé au fil des ans ? »

Après ces interrogations bien vagues et avant de donner la parole à son invité, François-Henri de Virieu procède à un ultime cadrage : « Vous connaissez la règle de notre émission, ce n’est pas une tribune, hein, c’est une émission de questions sans complaisance et de réponses sans discours. Alors, ce soir, vous allez affronter, pendant un quart d’heure chacun, Alain Duhamel, Jean-Louis Servan-Schreiber – PDG de L’Expansion – et Albert du Roy. »

Pour lire l’article très complet : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/041121/aux-origines-de-notre-cauchemar-politique-l-effet-le-pen-en-1984

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