Ci-dessous, un extrait de l’article d’Antoine Perraud, dont le texte complet est à lire sur Médiapart (lien en fin d’extrait).
En 1983, son Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France causa indirectement la mort de Raymond Aron, qui s’effondra, après être allé, au nom d’une certaine idée de la concorde nationale, témoigner au Palais de justice en faveur de son ami Bertrand de Jouvenel (1903-1987). Celui-ci avait intenté un procès à l’historien israélien. Sternhell exposait pourtant la vérité : Jouvenel s’était fait l’agent d’influence du nazisme en interviewant Hitler, sans le moindre recul critique, en 1936, vantant la « bonhomie nazie », assurant que le chancelier du IIIe Reich prônait une « politique extérieure toute tendue vers l’amitié avec la France », en homme « simple, qui parle doucement, raisonnablement, gentiment, avec humour ». Jouvenel avait été membre du PPF de Jacques Doriot et avait publié, en 1941, un livre au titre étonnamment contemporain, près de 80 ans plus tard : La Décomposition de l’Europe libérale. Et ce, grâce aux libéralités de son cher ami Otto Abetz, ambassadeur de l’Allemagne hitlérienne à Paris – après avoir soudoyé l’intelligence française lors de la montée des périls. De même que Raymond Aron s’aveugla dans la défense de Jouvenel – allant jusqu’à nier qu’on pût connaître la réalité du nazisme en 1936, lui, Aron, qui fut l’un des premiers à en flairer la nocivité –, de même l’école historique française se ligua contre Zeev Sternhell. Celui-ci était pourtant issu de la grande tradition hexagonale et même parisienne. Sa thèse, Maurice Barrès et le nationalisme français, entreprise sous la direction du ponte de Sciences-Po Jean Touchard, fut soutenue à la fin des années 1960. Mais Jean Touchard mourut en 1971. Son exact contemporain, René Rémond, également né en 1918, prit le relais. Chez cet historien aux qualités indéniables, malgré une légère tendance au verbiage avisé, gisait une forme de mauvaise conscience : avoir tranquillement préparé l’agrégation à l’École normale supérieure pendant que certains résistants prenaient tous les risques – Marc Ferro, par exemple, né en 1924, passa la fin de la guerre dans le Vercors plutôt que dans une thurne de la rue d’Ulm. En bon catholique, René Rémond acceptait, in petto, de se faire reproche, mais ne supportait pas que l’on réveillât sa culpabilité dormante. Or Zeev Sternhell, qui sonnait rétrospectivement le tocsin, était comme un blâme vivant. Intolérable pour la très feutrée, très douillette et très notable Fondation nationale des sciences politiques, ainsi que pour l’école afférente, où René Rémond comptait quatre fidèles disciples : Michel Winock, Serge Berstein, Pierre Milza et Jean-Noël Jeanneney. Ce « quarteron », comme eût dit le général de Gaulle, mena la vie dure à Zeev Sternhell : tous les moyens furent employés partout pour barrer la route à cet homme-là, en attendant de le réduire. Michel Winock détient la palme puisqu’il était l’éditeur, au Seuil, en 1983, de Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France et qu’il se retourna publiquement contre le livre qu’il était censé porter sur les fonts baptismaux ! Rien ne permet mieux de comprendre la position d’une certaine caste d’historiens français que la présentation de Jean-Pierre Rioux, dans la revue XXe Siècle, d’une charge de Serge Berstein contre Zeev Sternhell, en 1984. Rioux commence par reconnaître les mérites de l’historien israélien – l’opposant ainsi, sans le nommer, à Bernard-Henri Lévy et à son ouvrage de seconde (lourde) main : L’Idéologie française (1981). « Nous tenons Sternhell pour un historien vrai, de ceux qui vont aux sources, lisent de près et ont fait leurs preuves : pour un chercheur qui, dans sa hâte d’avancer vers une connaissance renouvelée, est libre de prendre le risque de faire un livre discutable sans pour autant se mettre au ban de la communauté scientifique ni souiller aucun drapeau », écrit ainsi Jean-Pierre Rioux, pour livrer ensuite le fond de sa pensée, qui se résume à un dogme : « Ce qu’il [Serge Berstein] dit, fort classiquement après René Rémond, Raoul Girardet ou Jean Touchard, sur l’imperméabilité de la culture politique française au fascisme, devait être dit. » (…) Une telle ligne Maginot intellectuelle ne résiste pas à l’examen, mais les tenants des combats d’arrière-garde, en France, n’ont jamais dit leur dernier mot. Et Zeev Sternhell fut le martyr d’une telle guerre de tranchée. Elle use de ficelles rhétoriques assez sommaires, que nous pourrions ainsi résumer : s’il fallait gratter nos plaies nationales, ce serait aux Français de le faire – mais cela relève d’une forme de masochisme ou de haine de soi fort peu convenables – et non à des victimes exogènes du fascisme, qui cherchent à faire porter un poids trop lourd à une France ayant soudain le dos trop large. »