Ci-dessous, est reproduit deux textes, le premier, publié peu après la mort de Samuel Paty, et le second, quelques jours après.
Depuis vendredi, depuis, la décapitation, de Samuel Paty, citoyen et enseignant en France, semble faire perdre la tête à beaucoup, qui vocifèrent, comme si, face à une menace, un ennemi, une lutte efficace se faisait dans l’énervement maximal, la logorrhée permanente, la mise en cause de celles et ceux qui ont un lien, de culture ou de religion, avec le fanatique criminel. Les propos les plus violents et abjects viennent toujours du même côté, de la part d’individus (on ose à peine les qualifier eux aussi de citoyens), qui exigent, depuis des mois, « le rétablissement de la peine de mort », c’est-à-dire de pouvoir faire à un être humain ce que ce terroriste a lui-même imposé à Samuel. Et ce sont les mêmes qui prétendent incarner une « contradiction »/opposition avec cet individu, quand ils en partagent ce goût pour la violence, ce manichéisme, cette appétence pour un culte religieux. Face à une folie, qu’y a t-il de mieux que d’être sage ? Hélas, la vox populi sous contrôle de dangereux médias (ils ne le sont pas tous) semble croire qu’il suffira de principes et de moyens « forts » pour contrecarrer un fascisme, en suivant donc la voie d’un autre. Il y a des fous bruyants et il y a des fous organisés, méthodiques, et ceux-ci sont les plus dangereux. Pour ne pas perdre la tête, encore faut-il faire attention à ce qui se passe dans les têtes. Dans celle de l’assassin, il y avait donc la croyance d’avoir un devoir, de faire respecter un être et un principe, sacrés. Pour un motif strictement identique ou semblable, il faut constater qu’il y a beaucoup de meurtres sur la planète (et là encore, sans généralisation, pas partout, parce qu’il y a des populations plus pacifiques que d’autres, quand il y a des populations plus belliqueuses que d’autres). Aux Etats-Unis, des « chrétiens », qui mettent en cause le droit à l’avortement, incarnent cette « la croyance d’avoir un devoir, de faire respecter un être et un principe, sacrés », et, régulièrement, tuent. Anders Breivik, qui prétendait vouloir « sauver l’Europe », a agi, motivé par la même « croyance d’avoir un devoir, de faire respecter un être et un principe, sacrés ». La liste est interminable, remplie de minables – qui n’ont rien d’autre à faire que de détruire. En l’espèce, « la représentation du Prophète » de l’Islam provient d’une contradiction sise dans la culture islamique : seul « Dieu » est irreprésentable, en fait et en droit, mais, avec le temps, la divinisation/idolâtrie de Mahomet a transféré ce principe à sa personne. Pour ce principe, Samuel Paty a été assassiné par un jeune homme de 18 ans, lui-même décédé quelques minutes après cet assassinat. Si la question sécuritaire a du sens, est importante, elle est seconde, mais avant de passer à la première question, il faut s’arrêter sur ce sujet. Suite à d’autres évènements par essence « tragiques » (qui imposent un sacrifice), des lois, des mesures et des moyens « sécuritaires » ont été adoptés, sous la promesse que, après, tout irait mieux, le pire serait toujours évité – et concernant Samuel, il aurait pu l’être si…, c’est en tout cas ce qui ressort des premières informations dont nous disposons : il y avait la possibilité d’agir en amont à plusieurs niveaux, et l’enchaînement fatal aurait été évité. Une fois de plus, la promesse sécuritaire est prise en défaut. Il faut donc remonter à la question la plus importante : quels sont les présupposés psycho-logiques qui rendent possible un tel passage à un acte, insensé ? Insensé : il faut dire pourquoi. Le criminel invoque l’être-sacré : « Dieu », et le fait qu’il, cet être, soit offensé par un manque de respect, comme si, entre Lui et les humains, il y avait un « code d’honneur ». Mais comment ce qui est très haut pourrait être affecté par ce qui est très bas, à la fois insignifiant (si peu signifiant), et de peu de valeur, à tous les sens du terme ? Et comment le criminel peut-il prétendre savoir ce que VEUT cet être ? On le constate : l’immense majorité des croyants, musulmans, se moquent absolument des caricatures du Prophète. Ils en rient – non pas parce qu’ils les trouvent amusantes, mais parce qu’ils les trouvent ridicules. Nous faisons de même avec tant de choses, représentations. On ne peut quand même pas prendre un dessin pour une Thèse en Philosophie. Un dessin raccourcit – les êtres, les perspectives, les choses. Les dessinateurs et auteurs de Charlie-Hebdo étaient, pour beaucoup, d’éternels adolescents – que cela soit dans un sens positif comme négatif. Leurs oeuvres étaient si peu populaires que l’hebdomadaire était menacé de fermeture, ce qui, pour une presse française mal en point pour des raisons objectives, n’était pas une nouvelle réjouissante. Les Kouachi ont fait couler le sang – ils ont porté atteinte aux corps, pour des images. Mais pourquoi porter atteinte aux corps, puisque, selon une rigoureuse théo-logie universelle, la principale oeuvre de l’entité évoquée et prétendument respectée réside dans l’impulsion donnée à l’apparition de ces corps, si ce n’est leur façonnage même ? Retirer la vie, au nom de celui qui l’a donné ? Les contradictions sont omniprésentes : dans cette culture et cette « théologie », dans notre système social et politique, et il n’est pas possible de vraiment vivre quand on dit une chose et son contraire, quand on prétend avoir un principe et qu’on agit selon le contraire de celui-ci – et c’est pourtant ce qui détermine notre époque, bloquée dans ces contradictions, qu’il s’agit de supprimer. Exemple ? Ce crime scandaleux et horrible est l’occasion, pour beaucoup, d’invoquer et de justifier, un principe, la liberté d’expression – en tant que principe absolu, c’est-à-dire que nous pouvons et devons tout dire. Mais voilà : les lois françaises contredisent cette affirmation. Il y a et fort heureusement, des limites à la liberté d’expression – comme à la liberté de conscience, à la liberté d’association. Nous vivons, ces derniers mois, sous l’affirmation permanente de ces limites à la liberté et là, elle est invoquée comme étant sans limite, et quand des contradicteurs s’expriment concernant les accusations qui visent tel ou tel, on exige qu’ils se taisent ! Certains voudraient imposer une politique générale à géométrie variable : la liberté d’expression, à géométrie variable, la laïcité, à géométrie variable, comme lorsque ces catholiques intégristes qui s’expriment sur la place publique veulent faire interdire le culte musulman, le droit des croyants musulmans à s’organiser, etc, et qu’ils soutiennent tous les privilèges dont l’Eglise catholique bénéfice encore dans ce pays; idem pour le soutien aux enseignants qui s’exprime depuis vendredi, et qui, auparavant, allait dans le sens inverse, leur mise en cause, sur quelque aspect que cela soit de leur travail, de leur expression, de leurs organisations. Qui veut être contradictoire doit assumer son choix – et ses conséquences. Nous, nous ne devons pas suivre cette voie, parce qu’elle conduit, toujours, à des impasses. Pouvons-nous être radical/radicaux, dans cette situation, en remontant à la racine des problèmes, si tant est qu’il y en ait ? La pensée humaine, collective, repose sur une confiance : si nous cherchons, nous pouvons trouver des causes à des phénomènes. Nous pouvons les rendre intelligible, les expliquer et ainsi, pouvoir agir sur eux. Quelle est la condition de possibilité d’une telle action criminelle ? Il faut que, pour la conscience qui agit, elle le fasse comme si elle n’avait pas de lien avec son corps, comme si le corps, qui a une tête, n’en avait pas réellement, que la dite pensée se trouve au-dessus de cette tête, sans rapport avec elle. C’est ce que nous pouvons appeler de pensée acéphale. Certains semblent vivre comme s’il n’avait pas été donné de corps-à-la-pensée : comme si la pensée existait si peu, était si peu sérieuse, et comme si aucun corps ne conditionnait cette pensée, en lui permettant de s’épanouir. On trouve ainsi une même haine contre ces « peu » : la haine de la pensée, par exemple, ici, sous la forme de la contradiction, la haine du corps humain, auquel il faut mettre fin – et la haine de ces « gens de peu », ces civils qui osent être des « hérétiques », ces subjectifs qui ont une inclinaison particulière. Tout ceci a une Histoire : une Histoire « religieuse » (mais qui aujourd’hui s’intéresse au gnosticisme/manichéisme ?), une Histoire politico-religieuse (la conversion de l’Etat romain à un Etat total, avec l’affirmation double d’une ortho-doxie et d’une ortho-praxie, qui seront imités après en Islam), une Histoire mentale mondiale (la loi du sacrifice, dont nous ne sommes pas encore sortis), l’Histoire d’une incarnation et d’une dérive, totales, dans la volonté de contrôle de toutes les vies humaines (avec l’Inquisition), mais de ces Histoires, il y a si peu de connaissances publiques, de discussions publiques et libres. L’Histoire humaine est parvenue à transformer la chance d’avoir un ici-et-maintenant relié à tout et à tous en « malédiction », qu’il faut fuir, y compris en obligeant d’autres humains à nous précéder dans ce suicide. Ce syndrome de Macbeth/Hitler rend malade de millions d’êtres humains qui, à l’égard du monde, de la vie, des vies, en sont devenus « hostiles » – comment oublier que, avec la crise environnementale/écologique, on ait pu entendre certains se réjouir de la possible « disparition de l’Humanité » ? Entre ceux-ci et ce terroriste, il n’y a pas une si grande distance – puisque, lui, s’est trouvé une cible pour mettre fin à ses jours. Ce qui a été perdu de l’Antiquité, à partir de la fin de cette période, c’est, précisément, le respect humain fondamental pour les corps, le regard, esthétique, pour les corps des vivants, qu’ils soient « animaux » ou des « animaux humains ». Ce n’est pas un hasard si, dans cette Antiquité, Dieux et Déesses ressemblaient aux êtres humains, même si leurs caractéristiques et qualités étaient plus parfaites. C’est que, par effet de miroir, les êtres humains étaient eux aussi une part du Divin, avaient en eux quelque chose de divin. Désormais, le regard humain est dominé par une froideur, une distance, un mépris, comme si nous avions à faire à des robots à la Terminator. L’assassin de Samuel Paty n’a pas seulement tué parce qu’il avait une croyance « religieuse », mais parce qu’il est l’enfant d’une civilisation qui ne respecte plus rien – sauf, exception à la règle, « l’argent », pour lequel on exige tous les sacrifices, avec ces sacrifiés. La question est donc : qui s’oppose vraiment à ce terrorisme ? Quelles sont les réponses qui, opposées à la parole folle qui justifie les diverses actions criminelles, sont capables et de lui tenir tête et de lui faire rendre gorge ?
Dans « les Nuées », un vieil Athénien, Strepsiadès, finit par mettre le feu à l’école d’un Socrate confondu avec un sophiste menteur, manipulateur et impie. Ceux qui ont accusé Socrate et qui ont provoqué le procès conclu par la condamnation à mort de cet original citoyen ont pu ainsi convoquer cette rumeur, cette confusion, créées par la pièce d’Aristophane. Pour quels motifs d’accusation Socrate se voit imposé un procès ? Il est mis en cause pour impiété et corruption de la jeunesse. Impiété : c’est ce même motif pour lequel l’assassin de Samuel a prétendu devoir agir. Corruption de la jeunesse : idem. Socrate et Samuel, mêmes « combats » ? Oui : parce que Socrate a fait du DIALOGUE le principe vital qu’il faut respecter et réaliser, afin de se réaliser; parce que, dans ce dialogue, la différence entre le vrai et le faux peut, au mieux, se faire, avec des conclusions probantes; parce que nous pouvons connaître comme ignorer mais que la connaissance est supérieure à l’ignorance; parce que les parents aiment si peu et si mal leurs enfants; parce qu’il y a un fossé entre les imitateurs et les sujets qui ont une connaissance directe, une expérience, entre ceux qui prétendent respecter dogmatiquement « le sacré » et ceux qui connaissent, comme Socrate y prétendait, « la présence des Dieux », comme Samuel y prétendait, la présence des principes universels, comme l’usage original, singulier, et pas nécessairement intelligent, pertinent, de la « liberté d’expression », dans des dessins qui reposent sur une pensée et entendent faire penser, y compris quand ils se trompent. Qu’est-ce qui permet de comprendre que, bien que tant de temps se soit écoulé, nous subissions la même violence, la condamnation à mort et exécution d’un juste citoyen ? C’est que, entre temps, des organisations ont été créées, se sont manifestées, précisément sur ces motifs même : l’affirmation de la piété et la formation/encadrement de la jeunesse de manière à ce que l’ensemble de ses comportements soient définis, déterminés, contrôlés. Pour que nous puissions vivre dans une époque où nous soyons libres de ne pas être d’accord avec de telles affirmations et leurs présupposés, il a fallu les combattre et imposer des principes réellement universels, comme la « liberté de conscience », la neutralité de l’Etat envers les cultes, mais bien que la « laïcité » soit censée déterminer l’espace public et politique français, cette limitation imposée à des « croyants » est contestée par quelques uns, parmi lesquels on peut trouver (même rarement) des tueurs.
- à lire : l’ensemble de l’oeuvre de Georges Bataille; https://www.nonfiction.fr/article-6270-le-desuvrement-a-luvre.htm; Polymnia Athassiadi, avec son ouvrage fondamental « Vers la pensée unique« ; les ouvrages de Pierre Vesperini sur la culture antique; les publications de Louis Sala-Molins sur l’Inquisition