Le 11 septembre qui revient de manière cyclique après plus de 300 jours, est l’occasion d’un duo de mémoires nationales ET internationales, dont la coexistence est fascinante puisque l’un des acteurs de jour fatidique, de la première période évoquée, devient, 28 ans plus tard, celui qui subit une action criminelle. Il y a longtemps que cette coïncidence a interpellé et intrigué, sans qu’elle ait été vraiment réfléchi, médité, analysé. En effet, le 11 septembre 1973, le président du Chili, Salvador Allende, était attaqué par des militaires de l’armée chilienne, dans le cadre d’un coup d’Etat, et, cerné, il préférait se suicider, après presque 3 années de présidence, à la tête d’une alliance appelée « Union Populaire ». La sacralisation d’Allende, en tant que victime, d’un coup d’Etat piloté par des militaires, serviles de la volonté de Washington, a longtemps neutralisé la réflexion historique, politique, sur les erreurs, fautes, stratégiques, politiques, d’Allende devenu président.
Dans cet article de Médiapart, son auteur, Joseph Confavreux, indique qu’Allende en était encore à se faire des illusions, sur Pinochet, le jour même du coup d’Etat
« Cet échange, où l’on reconnaît le ton nasillard de Pinochet, est capté tôt dans la matinée du 11 septembre 1973, à un moment où Allende ne sait pas encore qui, dans l’armée, l’a trahi et qui lui est resté fidèle. Pinochet et Carvajal ne paraissent pas non plus tout à fait sûrs de l’étendue de leurs propres soutiens. La question se pose notamment pour les carabiniers, qui font partie de l’armée mais disposent d’un commandement spécifique. En effet, lorsque Allende est arrivé à la Moneda, à 7 h 30 du matin, ce sont des tanks de carabiniers qui ont pris position pour protéger le bâtiment et le général Sepulveda, qui commande les carabiniers, est un loyaliste qui se trouve dans le palais présidentiel avec Allende au moment où le coup d’État est déclenché. L’armée chilienne n’est en effet pas homogène dans sa volonté de destituer le président constitutionnel élu trois ans auparavant. Il règne, au matin du 11 septembre 1973, une incertitude sur les positionnements de chacun, au point que, quelques minutes avant de recevoir l’ordre de se rendre, Allende a encore demandé où se trouvait Pinochet, sans comprendre pourquoi il n’arrivait pas à le joindre, et en pensant même qu’il avait été fait prisonnier par les putschistes… Cette erreur d’appréciation d’Allende sur Pinochet s’explique par des raisons historiques et personnelles. Traditionnellement, la marine est considérée comme le corps d’armée le plus conservateur et le plus séditieux, l’aviation comme plus indécise et l’armée de terre, à laquelle appartient Pinochet, est réputée être la plus loyaliste au pouvoir civil. Par ailleurs, Pinochet et Allende se connaissent, à la fois parce qu’ils viennent de la même région du Chili et parce qu’ils sont tous les deux francs-maçons. Le 23 août 1973, Allende a donc nommé Pinochet chef d’état-major de l’armée chilienne, avec pour mission d’écarter les officiers séditieux… Il pensait ne pas devoir craindre les ambitions politiques d’un militaire jugé « sans épaisseur » et avait estimé son comportement impeccable lors de la tentative de coup d’État avortée du mois de juin… Au moment où Allende ne croit pas encore à la trahison de Pinochet, ce dernier dicte pourtant ses dernières recommandations pour la proclamation que doivent effectuer les officiers putschistes. »
Si Allende pouvait en être là en ce jour qui allait lui être funeste et qui allait être funeste à tant de Chiliens ET à tant de femmes et d’hommes en Amérique du Sud, et ce en raison de l’accomplissement du plan Condor, un plan d’épuration ethnique/politique élaborée à Washington, s’il pouvait savoir d’un côté qu’il existait un tel projet de coup d’Etat, avec des activistes décidés, et qu’il pouvait ignorer dans le même temps qu’un Pinochet faisait partie de ce complot contre lui, c’est qu’il ne dirigeait pas d’une manière sérieuse et classique, cet Etat. Le contrôle des armées est un sujet majeur pour celles et ceux qui accèdent aux responsabilités des pouvoirs officiels et dits, « légitimes ». Il n’est pas possible de diriger un Etat en ayant à ses côtés, des chefs armés, ennemis de. Quand ceux-ci accèdent à ces mêmes responsabilités, ils ne commettent jamais une telle erreur. Augusto Pinochet est mort dans son lit, sans jamais avoir été inquiété pour ses crimes, parce qu’il s’était organisé, lui avec ses amis, ses soutiens, pour ne pas être inquiété. Allende, lui, a commis l’erreur de ne pas épurer ces armées, de vouloir composer avec ces chefs, en les intégrant dans son gouvernement, quelques semaines avant le coup d’Etat. Regis Debray a pu parler à propos d’Allende, d’un dirigeant « stoïcien », autrement dit, fataliste, résigné, mais avait-il été élu pour être résigné ? Cette soumission à un ordre violent, seuls des dirigeants bourgeois y sont enclins, parce qu’ils se refusent à entrer dans un certain niveau de conflictualité. Mais ceux qui les écrasent n’ont jamais été gênés par. Et la faute d’Allende, comme de Robespierre, a été de ne pas mesurer assez que le sort de tant était intrinsèquement lié à leur sort, que leur acceptation de leur sort signifiait qu’il cédait face aux menaces criminelles, existentielles, de cette extrême droite. Si Allende reste honorable, il ne doit nullement servir de référence, à imiter. Il incarne l’échec d’une voie de compromission où, en fait, de tels idéalistes compromettent leurs « idéaux », si tant est qu’ils tiennent vraiment à ceux-ci.
Ci-dessus, la première partie du célèbre film, « La bataille du Chili », de Patricio Guzmán, et, ci-dessous les deux autres parties