Cette dernière note consacrée à l’ouvrage de Patrick Tort, « Du totalitarisme en Amérique » a pour objet d’en dresser un bilan « critique » (de mesure), la prise en compte des propositions et connaissances fondamentales, voire inédites, d’établir les perspectives de travail, les problèmes qui restent à traiter. Avant qu’il soit question des Etats-Unis, l’ouvrage rappelle qu’il y a un modèle-matrice pour et par les 13 premières colonies, avant l’industrialisation du 19ème siècle, contemporaine du « grand remplacement » des Native par des Européens doublement armés, de « la Bible »-arme et d’un revolver, à savoir l’Angleterre du racisme social* structurel. Si les deux premiers chapitres consacrés à Spencer et à cette « matrice victorienne » sont courts, synthétiques, ils sont décisifs : il s’agit de la plaque tournante déterminante, par des pratiques sociales-politiques offensives et offensantes contre les pauvres, et par des « théories », idéologies, qui expriment de manière diverse ce racisme social, notamment sous la couverture idéale à cette époque, de « la science ». Si l’auteur n’a pas plus développé cette partie, c’est, il faut le confirmer, parce qu’il y a des évidences culturelles élémentaires, mais surtout, parce que l’ensemble de son travail antérieur sur et autour de Darwin, Spencer, a conduit à établir le lien entre ces pratiques et ces théories, à l’exception notable et fascinante de l’oeuvre de Darwin, victime d’un malentendu historique, intellectuel et politique, massif. Les exilés, colons, européens, américains, sont les héritiers de ces pratiques, qui reproduisent des comportements, véhiculent des sentiments, imposent des « logiques » vicieuses, et de ces théories, qu’ils s’approprient et transforment à leur manière. A l’attention des nouveaux pauvres blancs américains, les nouveaux riches américains ont instrumentalisé l’esclavage et les esclaves, de toutes les manières possibles : par l’esclavage lui-même, lequel consiste en une instrumentalisation des personnes (penser des personnes comme des outils, comme dans la fameuse définition aristotélicienne), s’en servir en tant que première fondamentale concurrence entre le travail sous-rémunéré des uns (pauvres blancs) et le travail non rémunéré des autres, jouer les uns contre les autres, en tenant à l’attention des pauvres blancs un discours sur « l’unité nationale », transclasses.
Il faut lire l’ouvrage de Nancy Isenberg, « White Trash », à propos de ce racisme social structurel, dans lequel elle rappelle comment les premiers fortunés de ce nouvel eldorado européen ont tenu en mésestime les autres colons blancs, pauvres, pauvres parce qu’un système économique fondamentalement inégalitaire a très rapidement été instauré pour reproduire celui de l’Angleterre originel, avec le « succès » que l’on connaît – succès par et pour ces fortunés, mais avec derrière la vitrine de l’entreprise US, des millions de personnes perdues, souffrantes, abonnées à des addictions, lesquelles leur ont été, leur sont « offertes » par le même système, y compris dès lors que les substances et moyens sont illégaux, même s’ils sont illégaux. Si le racisme social a ses hérauts, Patrick Tort rappelle qu’il s’agit d’une, sale, « oeuvre », commune, qui associe, volontairement, des millions de personnes aisées, fortunées, à des théoriciens, desquels Spencer et Malthus émergent, mais dont ils sont seulement la partie visible de l’iceberg. Le quatrième chapitre pose des thèses sur l’être-US, qui engagent le livre dans son sens explicite et profond, à partir d’une primo-thèse implicite : anthropologiquement, le sens américain de l’existence se définit par une guerre humaine contre la condition humaine, par une conscience de la volonté d’une absence de limites contre une condition définie par des limites. Et c’est précisément dans une telle conscience, par et pour, que le nazisme va se constituer, prendre modèle dans les pratiques et les doctrines américaines, va tenter de doubler le « maître ». Lequel, une fois qu’il devra, officiellement, se confronter au nazisme, usera contre lui, de l’accusation de totalitarisme, pour, par l’aide d’Arendt comme celle de Popper et des membres de « la Société du Mont Pélerin », en produire un schéma, afin de déplacer cette accusation contre l’URSS et les pays « communistes ». Ce que, à partir de ce moment-là, l’ouvrage évoque, analyse, et critique, c’est une logique permanente du « choc de simplification(s) », avec la réduction des communautés à deux groupes, les riches et les pauvres, dont les premiers sont dans une guerre officielle et totale, contre les seconds, et ce en mobilisant tous les moyens qui sont à leur disposition, tant par des législations que par des « savants » qui pensent sérieusement travailler à des « progrès » alors qu’ils se sont contentés de servir des « agendas », pour reprendre un terme politique en vogue depuis quelques années, réactionnaires, régulièrement enrichis par une nouvelle horreur, ignominie. La partie centrale du livre étudie des « cas » de ces intellectuels spécifiques, des « savants », des « universitaires », qui, de leur vivant, ont été promus, honorés, flattés, alors qu’ils produisaient la fusion de la rationalité et de l’irrationalité, par des travaux dangereux, des affirmations délirantes et même criminelles, desquelles ils n’ont jamais eu à rendre des comptes, socialement ni judiciairement. Cette partie centrale est essentielle, y compris pour « guérir » celles et ceux qui sont si souvent tentés de confondre sciences et vérités universelles, philosophiques, alors que là aussi, rien n’est simple, y compris par l’influence de la classe sociale, des financements, des réseaux sociaux-politiques, avoués ou non. Mais si certains de ses savants ont contribué à donner une apparence de pertinence au racisme social américain, au racisme nazi, la défaite de ce parti de gangsters allemands les a démonétisés, mais cela n’a pas encore été le cas pour d’autres qui ont eu des contributions théoriques-pratiques au contrôle social total, dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Toute la partie finale de ce livre décrit férocement l’arrière-cour de notre présent, qui sont les tireurs de ficelles de « l’Allégorie de la Caverne » de Platon. Si le sous-titre du livre est ainsi formulé « comment les Etats-Unis ont instruit le nazisme », un autre sous-titre pour le définir pourrait être « manuel de contre-propagande antifasciste ». Il permet en effet de dessiller les yeux sur un paysage politique-idéologique dans lequel nous sommes situés – voire, si tués. Il faut avoir l’honnêteté de constater et de reconnaître qu’il est, dans un premier temps, profondément déprimant. Il n’est jamais agréable d’entendre la description, détaillée, argumentée, de ce que nous subissons, par l’évocation d’une architecture politique où une féroce volonté est à l’oeuvre. En ce sens-là, le livre pourrait être dit « nietzschéen », puisqu’il est là pour nous adresser une « mauvaise nouvelle ». Mais il n’est pas là pour suggérer une fatalité-nécessité, même s’il critique également ce qui, historiquement, s’est constituée en tant que concurrence à cette logique et qui, selon l’auteur, a échoué, de ses principes à ses réalisations. L’auteur évoque ce sujet, et le traite en quelques pages, sans prétendre lui donner des conclusions définitives, parce que le sujet est complexe. Les Etats-Unis, plus exactement l’Etat « profond » (qui lie des agences fédérales, les armées, une aristocratie politique et financière, à des grandes entreprises structurelles) a eu la peau de son ennemi, en dix ans, du début des années 80 à celui des années 90. Objet de critiques constantes concernant leur bellicisme ontologique, les dirigeants américains avaient l’occasion, après 1990, de contredire cette accusation. Ils n’en firent rien. Il y eut l’invasion de Panama, la première guerre contre l’Irak, les guerres de l’ex-Yougoslavie, l’invasion de l’Afghanistan, la seconde guerre contre l’Irak, le soutien à la guerre contre la Libye, la guerre contre la Syrie, des soutiens à des putschs ou des régimes d’extrême-droite, l’actuelle guerre en Ukraine. Il n’y a eu aucune variation dans la politique impériale des Etats-Unis : nous devons diriger et décider de ce qui se passe dans le monde. Ces trente dernières années ont également confirmé le projet du contrôle politique total, par le déploiement de l’entertainment tous azimuts, par les moyens de surveillance et de connaissance des vies privées, et les deux plus célèbres dénonciateurs de ce projet ont été ciblés par une même volonté d’arrestation, Julian Assange étant, à ce jour, toujours embastillé par l’Angleterre au service des Etats-Unis, Edward Snowden ayant eu la chance d’échapper à un tel destin, en devenant réfugié en… Russie, selon une impressionnante ironie de l’Histoire.
Evidemment, face à une telle volonté-violence, il y a, partout, des résistances, des luttes, y compris dans « l’entertainment » (cf la note publiée et les notes à venir sur l’auteur-acteur Sylvester Stallone). Si ces résistances, ces luttes, ne sont pas objectivement coordonnées, elles convergent toutes vers ce trou noir terrestre. Patrick Tort a, par ce livre, apporté sa contribution, il appartient à tous les êtres de bonne volonté-non violence de le faire, de continuer à le faire. Cela s’adresse, par exemple, aux intellectuels, universitaires, étudiant(e)s ou professeur(e)s, qui devraient travailler sur ces sujets : Totalitarisme(s), quelles totalisations ? ; Propriété privée et privé de propriété : les contradictions capitales ; être humain et contre les êtres humains, pourquoi ? ; Le dépassement, pratiques et idéologies ; le contrôle social total et la folie; etc. Une des conséquences, immédiate et essentielle, de cet ouvrage et de ses apports, repose dans la nécessité de reprendre l’Histoire des Etats-Unis, sur des bases objectives et… « totales », afin d’éviter les « soupes » focalisées sur les institutions (exemple, cet ouvrage de Jean-Eric Branaa).
- l’expression « racisme social » ne se trouve pas dans le livre de Patrick Tort. Par ses notes, comme par l’ensemble des publications sur ce site, mais aussi par l’ouvrage « Du racisme social en Europe, et par extension dans le monde » (actuellement indisponible, une nouvelle édition est en préparation), il nous semble que ce qui a été, donc, à tort, qualifier de « darwinisme social », est mieux exprimé par cette formule du « racisme social », parce que, outre que cela évite de relier Darwin à ce qu’il n’a ni conçu ni soutenu, elle permet de dire très précisément ce qui a été entendu depuis par cette expression malheureuse, et qu’elle est valable pour désigner des phénomènes sociaux, politiques, antérieurs à Darwin, comme postérieurs à.