Ce livre de David Da Silva, publié par les Editions LettMotif, prend le contrepied de l’interprétation dominante de l’acteur hollywoodien, Sylvester Stallone, des principaux personnages qu’il a incarné, de ses films, selon laquelle il a fait le choix de devenir l’icône des beaufs réactionnaires, parfaitement adapté aux orientations idéologico-politiques de ce soft-hard power*. Toute la difficulté, quand il s’agit de penser ce que sont/font ces gens d’images, c’est de prendre en compte celles-ci, mais aussi celles qui sont faites sur ces personnes, alors qu’il faut avant s’en tenir à leurs actes, à leurs significations, qu’elles soient explicites, implicites, profondes, qu’elles viennent seulement de ces personnes elles-mêmes ou des interactions sociales. Avec un tel Sylvester Stallone, il ne faut ni dépendre de sa propre autobiographie, telle qu’il la racontait, raconte, au fur et à mesure de sa vie, ni de l’interprétation imposée par le racisme social dominant tant aux Etats-Unis qu’en Europe elle-même, incarnée, par exemple, par la marionnette des Guignols de l’Info, à propos de laquelle « Sly » a, comme le raconte précisément David Da Silva, a piqué une grosse colère sur le plateau de « Canal Plus », lors de l’un de ses passages à Paris.
La chronique de ce livre va être effectuée en plusieurs notes, dont celle-ci est la première. Son titre mérite une explication : qu’entendre par « subtilement engagé contre le cinéma-politique américain » ? C’est que ce terme de cinéma est évidemment presque exclusivement utilisé pour désigner les oeuvres diffusées dans des salles ou sur des écrans. Mais il y aussi le sens bien connu, pour quelqu’un, de « faire son cinéma » : jouer un personnage, raconter des histoires. Or le cinéma américain est articulé à ce cinéma-politique, non pas au sens d’un cinéma engagé, mais d’une politique qui « fait son cinéma », ce qui la définit, en dépens, avec des « acteurs politiques » qui jouent des rôles, le gentil, le méchant, etc. Mais qu’en est-il de ces expressions publiques ? Sont-elles sincères ou s’agit-il de prendre la pose, de jouer la comédie, de faire semblant ? Barack Obama était-il plus gentil que Donald Trump ? Si oui, comment comprendre qu’il ait fait tuer plus de civils non américains, tués par des drones des armées américaines, que Trump ? Et ce n’est pas parce qu’Obama a fait le double du temps de Trump à la Maison Blanche (la « maison blanche », tout un programme d’auto-nettoyage). Et ce n’est pas parce que Trump n’a pas été, de ce point de vue, plus « méchant » qu’Obama que c’était un « good guy », un type gentil. Derrière le cinoche entre Républicains et Démocrates, que se passe t-il réellement ? Les Etats-Unis sont dirigés par des milliardaires et des millionnaires (au Sénat, à la Chambre des Représentants). Et cette minorité sociale ne représente pas les Etats-Unis, mais elle les dirige.
De sa naissance, de son enfance dans le quartier de la « cuisine de l’enfer » à New-York, au début de sa vie d’adulte, Sylvester Stallone a vécu dans une famille italo-judéo-ukrainienne et s’il n’a pas été maltraité par ses parents, son enfance a été difficile, notamment en raison de problèmes physiques et mentaux. Sa mère a subi un accouchement difficile, et il souffre d’une partielle paralysie faciale, avec un nerf facial endommagé et un oeil légèrement tombant, lesquels, pendant son enfance, lui ont causé bien des tracas (les moqueries de ses camarades), mais lui ont aussi donné cette « gueule », unique, qu’il a su s’approprier par des expressions typiques ou remarquables. Adolescent, il décide de devenir acteur, dans un pays où cette industrie est omniprésente, emploie, dans l’espace et dans le temps, des millions de travailleurs, entre les studios d’Hollywood (avec une soixantaine de professions représentées), et d’autres lieux importants (New-York). Mais, comme pour beaucoup, les débuts sont difficiles, notamment pour un fils d’une famille de prolétaires américains, laquelle ne peut pas l’aider concrètement – notamment par un réseau social. Comme beaucoup là encore, il est donc réduit à « figurer », c’est-à-dire à être présent dans des images afin de meubler : les figurant(e)s qui entourent les acteurs et actrices, principaux, contribuent à créer cette illusion, par leur présence, leur allure, leurs mouvements, un mot, … Ce sont les fugaces qui, à peine apparus, disparaissent, et sans lesquels aucun de ces films ne peut exister. Un acteur de films mineurs sera longtemps à la tête d’un syndicat de ces acteurs-figurants, un certain Donald Reagan… Stallone finit par prendre le taureau par les cornes : sur le principe, « on est jamais mieux servi que par soi-même », il écrit un scénario, le début d’une très longue liste. Car Stallone est un des rares acteurs américains à être un scénariste et un scénariste passionné, qui croit à des choses, des personnages, des logiques, des orientations, et qui les défend. C’est d’une action littéraire percutante, que le scénario de « Rocky Balboa » nait. Les deux jeunes producteurs qui lui achètent le scénario lui octroient 20.000 dollars et un pourcentage sur les recettes, et investissent un million de dollars. En un an de diffusion, le film leur rapporte 225 millions de dollars. Il y a mis une condition : il est le scénariste et l’acteur qui interprète Balboa. Le personnage qui parcourt et court dans les rues de Philadelphie vit dans les quartiers pauvres, et il est un boxeur « loser ». Or David Da Silva commence son travail spécifique en faisant attention aux détails des scénarios et des dialogues, et il rappelle que Balboa, à la fin, ne gagne pas son combat. Mais il combat. Et dans le système économique américain, combattre est, pour les pauvres, une nécessité. Il y a les travailleurs, et les exploiteurs. Et c’est un fait que Stallone connaît, qu’il prend en compte et qu’il dénonce, puisque, comme David Da Silva le démontre, notamment dans un chapitre particulier, « La conscience de classe chez Sylvester Stallone », le premier film post-Rocky qu’il accepte, parmi les milliers de proposition qu’il reçoit, est consacré au syndicalisme américain, un syndicalisme à la fois, extrêmement combatif, vainqueur, et confronté aux difficultés, dangers, du système politique et économique américain, avec la présence, partout, des mafias, avec lesquelles il faut composer – ou mourir.
« Tourné en 1977, F.I.S.T. est doté d’un scénario coécrit par Sylvester Stallone (avec la collaboration de Joe Eszterhas) basé sur la vie d’un célèbre leader syndicaliste américain. En effet, James Hoffa (1913-1975) fut le président d’une très puissante organisation syndicale, fondée en 1932, qui a fait trembler la Maison Blanche et qui a rassemblé une énorme masse d’affiliés (de diverses origines sociales et ethniques). F.I.S.T. est un film historique qui couvre la période des années trente aux années soixante. Ce long-métrage reconstitue l’histoire de la fédération américaine des camionneurs, à travers le destin de Johnny Kovak, un jeune ouvrier immigré catholique d’origine hongroise, qui rejoint le syndicat des camionneurs et accède au rang de leader d’environ 3 millions de travailleurs. Privés de droits au départ, les camionneurs deviennent ensuite un groupe de pression très puissant dont l’influence s’exerce jusqu’en politique. Contrairement au film Sur les quais (1954) d’Elia Kazan avec Marlon Brando, F.I.S.T. tente d’expliquer le phénomène des alliances entre les syndicats et le crime organisé. Lorsqu’éclate la première grève des camionneurs, les patrons font intervenir une milice privée qui s’attaque aux grévistes de manière très violente. Incapables de se défendre seuls, les travailleurs se voient obligés de faire appel à des gangsters aussi violents pour les protéger. Le film met aussi en avant le fait que les travailleurs ont grandi dans les mêmes quartiers pauvres que les gangsters et, de surcroît, qu’ils sont d’origine ethnique commune ou proche. Selon Norman Jewison, Sylvester Stallone et Joe Eszterhas, c’est la brutalité des employeurs et l’impuissance de l’État à contrôler la violence organisée qui explique cette alliance entre plusieurs secteurs du monde du travail américain et la mafia. Autrement dit, le film insiste sur la nécessité de rechercher l’aide de la pègre pour lutter contre la violence du Capital. C’est une vision du monde du travail très marxiste que nous exposent le réalisateur et Sylvester Stallone. (…) Malheureusement, Sylvester Stallone et Norman Jewison expliquent aussi que cette alliance durable a fini par nuire à l’autonomie des syndicats et à réduire leur marge de manœuvre. Le film de Norman Jewison ne veut pas justifier les liens qui se nouent avec la mafia, défendre la bureaucratie syndicale ou le comportement honteux de ses leaders qui s’enrichissent sur le dos des travailleurs. En fin de compte, les dirigeants du syndicat vont payer très cher l’accord qu’ils ont passé avec les gangsters. Le long-métrage fait clairement ressortir que la culture politique américaine (très hostile à l’égard de la lutte ouvrière) est en réalité responsable de l’entrée du crime organisé dans le monde du travail.« . Comparé au succès de « Rocky », F.I.S.T est un échec : les prolétaires qui ont fait le succès de « Rocky » n’ont pas voulu d’un film qui leur parlait d’eux-mêmes, de leurs conditions d’existence, de la nécessité de lutter collectivement, de connaître le réel dans lequel ils se situent. Une des scènes du film évoque indubitablement « Les Temps Modernes » de Chaplin, lorsque Charlot, par « hasard », se retrouve à la tête d’une révolte ouvrière :
De combats contre le capitalisme américain, la « classe ouvrière » américaine ne veut pas en entendre parler. Ce langage « communiste », dans un pays où l’anticommunisme est un dogme d’Etat, est trop subversif, dangereux, parce qu’il faut aussi se rendre compte que ces prolétaires américains sont pris en étau par l’Etat, ses représentants officiels, avec, principalement, les polices, et de l’autre, les « gars armés », mafieux, membres du grand banditisme, que cet Etat utilise, pour ses informations, voire ses sales coups, contre tel ou tel. Il est impossible d’oublier la liste des abattus des années qui précédaient, les années 60, des plus connus, les frères Kennedy, Martin Luther King, Malcolm X, jusqu’aux moins connus, les dirigeants des Black Panther, comme Fred Hampton, décimés par un terrorisme intérieur d’Etat, piloté par le FBI de Hoover, mais aussi les jeunes manifestants contre la guerre du Vietnam, tués par des policiers (fusillade de l’Université de Kent). Il faut y joindre tout le prolétariat le plus pauvre, tué par cette pauvreté, dans tant de villes américaines, ou tué au Vietnam, tué aussi par les conditions de travail (dont le plus célèbre, Steve Mac Queen, empoisonné par de l’amiante militaire). Autrement dit : la classe ouvrière américaine connaît la guerre sociale qui est menée contre elle, depuis le détournement de ce pays par les néo-aristocrates du 18ème siècle, et si elle applaudit lorsqu’un de ses enfants l’incarne, incarne son combat pour survivre, elle sait que si elle s’engage dans un véritable rapport de force, la nouvelle guerre civile qui en naîtrait ferait des milliers de morts. Elle fait donc le choix de « la paix », d’avoir la paix, en subissant et en tentant de mener une vie digne et heureuse, autant que possible. Le Sylvester Stallone qui l’incarne la rend fière, mais le Sylvester Stallone qui l’appelle à revenir au combat, ne la convainc pas. Et, concrètement, l’acteur Stallone, comme ses personnages, se retrouve… seul.
* en effet, il est curieux de qualifier « l’entertainment américain » de soft power alors que le système politique et économique américain dépend tellement de lui.