Houria Bouteldja a accepté un entretien. Vous trouvez ci-dessous questions et réponses. Elle est une référence constante et du monde décolonial et de tout un arc extrémiste, dont les membres actifs la détestent. Parce qu’elle est la Lénine des Décoloniaux. Ce qui est impressionnant, c’est que, face à leur rage, et ce n’est même pas une métaphore, tant certains ont la bave aux lèvres quand ils l’évoquent, elle reste calme, froide – clinique et pas clanique. La concernant, il faut faire un choix : ou faire comme l’ex-chroniqueur de BFMTV, Thomas Guénolé, qui, dans l’émission « Ce soir ou jamais », a fait référence à son livre « Les blancs, les juifs et nous », soit, sans en comprendre le sens, soit en citant des extraits de manière tronquée, ou, au contraire, la lire et l’écouter, ce qui garantit de se vacciner contre les interprétations/réductions, frelatées, stupides ou dégueulasses. C’est l’une des raisons de cet entretien : inciter, chacune, chacun, à avoir un accès direct, personnel, par la lecture ou l’audition, sans le filtre d’un média explicitement (ou non) réactionnaire. Dont nous sommes bombardés, pollués. Remerciements à Houria pour avoir pris le temps de cet entretien.
- Houria Bouteldja. Tes prénom et nom sont devenus, en France, les signes, dans une pensée de type chrétienne qui vise les sorciers et sorcières, d’une hypnose « magique » par laquelle des pas-racisés-victimes-de-rien seraient fascinés par une anti-Circé, à cause de laquelle des hommes, contents d’être transformés en porcs, seraient menacés d’être libérés de leur transformation, par une pensée de dépossession, la pensée décoloniale. Si, d’un côté, des femmes ont pu dire #balancetonporc, on peut constater que tu fais face à un tout courant qui proclame #laisseznousetredesporcs. En résumé, tu es devenu en quelques années une figure de référence, honnie par un arc qui va du Printemps pas républicain (qui a table ouverte chez « Marianne »), jusqu’à l’extrême-droite la plus irascible. Tu subis de la diffamation, des caricatures et même une agression physique. Et pourtant, tu tiens bon. De Constantine, où tu es née, jusqu’à aujourd’hui, comment es-tu devenue la Houria Bouteldja de maintenant ? Et comment vis-tu avec ce torrent de boue, continue ? As-tu souvent porté plainte pour diffamation ? Et comment évalues-tu la page Wikipédia qui t’est consacrée ? On sait que Wikipédia n’est pas une encyclopédie neutre, professionnelle, et que des extrémistes de droite y contribuent (cf l’affaire du zemmouriste Gabriel alias Cheep), qui, avant d’être repéré pour ses contributions à la page de Zemmour, a modifié des milliers de pages). Il n’est jamais facile de faire son autoportrait, mais étant donné que certains ont une passion pour faire de toi des caricatures, autant que tu fasses ton autoportrait !
- Je pense que la diabolisation d’un personnage public a une fonction tant psychologique que politique. Il s’agit de créer une barrière de feu entre la personne en question et le public auquel elle s’adresse. Dans mon cas, il s’agit de deux, voire trois publics identifiables : les Indigènes en général, les Blancs non totalement captés par l’extrême droite ou par les idéologies d’Etat comme l’universalisme ou la pensée des Lumières, enfin les organisations dites progressistes susceptibles d’adhérer peu ou prou au discours décolonial. Il faut d’abord le voir comme une manifestation de ce que j’ai appelé dans mon livre : le système immunitaire blanc. L’ordre blanc n’est pas immuable. Il se reproduit grâce ou à cause d’une logique étatique au service du capital et de l’impérialisme mais il est transformable. C’est ce risque qui doit être évité et contrairement à ce que l’on peut penser, une grande partie de la contre-offensive est le fait de la gauche et de l’extrême gauche. Cela s’explique par le fait que les forces de gauche sont les plus perméables au progrès de l’antiracisme politique de part la nature même de leurs projets : la lutte contre les injustices structurelles. C’est parce que nous proposons un discours alternatif perçu comme concurrentiel que c’est la gauche qui y résiste le plus violemment. Le mouvement décolonial en France a permis d’une certaine manière de dévoiler la profonde blanchité de la gauche et son tropisme eurocentrique. En revanche, plus le discours décolonial perçait, plus les autres pans du pouvoir se sont mis à réagir (par instinct de conservation, par instinct de race et de classe) : la gauche et les médias institutionnels, les milieux néo-conservateurs (Printemps républicains, Causeurs…) et l’extrême droite (Valeurs Actuelles). D’où la fortune du stigmate d’ « islamo-gauchisme » ou d’ « indigénisme ». Ce qu’il faut donc retenir de la stigmatisation intense à notre encontre, c’est qu’elle a servi de repoussoir contre-révolutionnaire. Nous avons été recouverts d’un halo de négativité qui a largement participé à notre isolement mais auquel l’ensemble du champ politique blanc a contribué. Cela n’a pas empêché une certaine forme d’hégémonisation de la pensée décoloniale sous sa forme la plus acceptable (l’antiracisme politique) dans les milieux progressistes. A cette explication, je voudrais ajouter une lecture psychanalytique. Faire de nous des antisémites, des homophobes, des sexistes ou des racistes anti-blancs permet à celui qui lance l’accusation de ne pas affronter ces maux dont il nous accuse mais qui le fonde, lui. Dans les cours de récré, les enfants disent à ceux qui les insultent : « c’est celui qui le dit, qui l’est ». Je crois que dans notre cas, cela se vérifie au point d’en être troublant. Nos analyses poursuivent et radicalisent la lutte contre l’antisémitisme, le sexisme et l’homophobie puisque la pensée décoloniale remet en cause les fondements des structures de la modernité occidentale dont le racisme et l’hétérosexisme. Il faut être aveugle pour ne pas le voir. Par conséquent, ceux qui sabotent et disqualifient une pensée plus efficace et plus pertinente contre ces oppressions non seulement les prolongent mais on est en droit de les soupçonner de vouloir en préserver les fondements. Pour le dire comme les enfants, c’est ceux qui le disent qui le sont. Mon autoportrait, je l’ai fait dans mon livre. Dans le chapitre « Vous les Blancs » j’ai écrit : « Ce que je veux, c’est vous échapper autant que je peux ». Tout est là en toute transparence. Je n’ai rien de spécial à ajouter à mon portrait. L’acte de vouloir échapper à la blanchité, c’est-à-dire à l’intégration, c’est-à-dire à ma corruption, c’est ça que je paie.
- Après cette première question qui est à la fois volontairement humoristique mais aussi sérieuse, venons-en sérieusement à ce que tu penses et dis. Si nombre de « Blancs » de France en sont venus à te lire et à te comprendre, c’est qu’ils ont fait l’expérience de ce que tu dis sur eux et pour eux : « On met toujours la focale sur les quartiers populaires […] en déficit de connaissances, de conscience politique, il faut les éduquer, etc. et on occulte complètement le reste de la société et ses privilèges […] et moi, j’ai envie de dire : c’est le reste de la société qu’il faut éduquer, […] c’est le reste de la société occidentale, enfin de ce qu’on appelle, nous, les souchiens — parce qu’il faut bien leur donner un nom —, les Blancs, à qui il faut inculquer l’histoire de l’esclavage, de la colonisation… […] la question de l’identité nationale, elle doit être partagée par tout le monde et c’est là qu’il y a un déficit de connaissances. « . En effet, le fait colonial a fait l’objet d’un sous-traitement, voire d’une occultation totale, pendant des décennies, avec, des dénégations, des relativismes, des mensonges, quand ce n’est pas, à l’inverse, d’une valorisation. C’est seulement depuis les dernières années, et d’ailleurs, par ta contribution, celle des Décoloniaux, que le fait colonial français est mieux connu, discuté, enseigné, et ce qui a pu être ainsi révélé est, hélas, infiniment, violent, tragique, criminel. L’année dernière, il y a eu la diffusion par France Télévisions, de cette Histoire coloniale française, et beaucoup ont découvert sa… violence. Et, en réaction, l’extrême droite est devenue toujours plus irascible sur ce sujet, active, pour défendre l’indéfendable, ce qui est cohérent avec le fait qu’elle fut colonialiste quand le colonialisme sévissait. Il y a une victoire qui est en train de se construire, d’être obtenue, y compris avec la contribution de l’extrême-droite qui ne peut pas s’empêcher de défendre l’indéfendable. Quand nous t’écoutons aujourd’hui, on peut te trouver très calme. N’est-ce pas parce que tu vois, sais, que cette victoire est déjà acquise et qu’elle va s’amplifier ? Comment évalues-tu la situation, mémorielle, réflexive, politique, en France, sur ce sujet ?
- Je pense que la réalité est dialectique. Il y a eu effectivement de très nombreux progrès, parfois des victoires miraculeuses. Le mouvement décolonial n’existerait pas sans l’impact des résistances passées. Je pense bien sûr aux luttes antiesclavagistes qui ont connu des heures glorieuses notamment avec la révolution haïtienne et plus tard les luttes d’indépendances en Afrique et en Asie, la lutte contre l’apartheid ou contre la ségrégation aux Etats-Unis. Mais si on a ressenti en France le besoin de poursuivre la décolonisation qu’on a cru à tord obtenu dans les années 60, c’est que celle-ci est restée inachevée. Il n’y a pas de révolution sans contre-révolution. Or, cette dernière est plus que jamais active que ce soit dans les anciennes colonies au travers d’un durcissement des inégalités Nord/Sud ou à l’intérieur des démocraties capitalistes avancées par la montée en puissance de l’extrême droite. La réalité est cependant plus contrastée que dans les années 60 car l’Occident est en déclin et ne peut plus prétendre à dominer le monde éternellement. Il est fortement concurrencé par d’autres puissances capitalistes – loin d’être décoloniales et loin de vouloir transformer les luttes d’indépendances en lutte pour l’indépendance des peuples – au service de leur propre « oligarchie » qu’on appelle ici bourgeoisie. Le mouvement décolonial qui est effectivement en progrès doit se faire une place entre l’Occident et les forces réactionnaires qui émergent de l’ancien tiers-monde. Ces dernières empruntent à l’Occident son système économique, la forme Etat-nation et ses valeurs (consommation et individualisme) de telle sorte qu’on a le sentiment d’une normalisation blanche à l’échelle de la planète mais avec des acteurs « de couleur ». On pourrait presque parler de bountisation du monde. Les anciennes colonies ont fait le chemin inverse de ce que préconisait Fanon : « Fuyez cette Europe ». Au lieu de la fuir, ils l’ont imitée tout en se donnant bonne conscience par exemple en instrumentalisant l’islam, les identités nationales, les « valeurs traditionnelles ». Bref, on n’est pas sorti de la modernité occidentale. La décolonisation du monde est devant nous et les forces à combattre sont colossales.
- Ton ouvrage, « Les blancs, les juifs et nous », est un ouvrage traduit en de nombreuses langues, qui fait son chemin. Comme déjà évoqué, des lecteurs ont diffusé des interprétations contraires à ce que tu as écrit, que cela soit involontairement ou volontairement (beaucoup de citoyens oublient ou ignorent qu’il y a des intervenants en place publique qui mentent, qui font le choix de tromper, duper). Et puis il y a ceux qui ont perçu et le sens et la portée de tes propos. Par exemple, dans ta mise en cause de Sartre, par comparaison avec Genet (Genet, l’homosexuel assumé, alors que certains t’ont accusé d’homophobie, parce que tu n’exprimais pas la même homophilie qu’eux). Sartre, que tu as lu et que tu apprécies, on le sent, mais qui, confronté à la « question juive », se convertit à un soutien irréfléchi envers Israël, et ce en raison d’une culpabilité de blanc, en demandant aux Palestiniens et Arabes de la région, de payer pour les erreurs et les crimes des blancs, en acceptant la colonisation. Egalement, ton philosémitisme, quand tu constates que les Juifs européens de l’après seconde guerre mondiale se sont fait moralement et politiquement kidnappés par les blancs européens, via un supposé philosémitisme par leur opposition à l’antisémitisme, et à leur soutien envers Israël, alors que les mêmes ont troqué leur antisémitisme-juif (la haine, le rejet des Juifs ) contre un antisémitisme-arabe (la haine, le rejet des Arabes). Pour lequel, hélas, ils ont trouvé des complices parmi les Juifs en Europe – mais pas tous, heureusement. Comment comprends-tu que l’on ne te comprenne pas ? Et même que l’on mente à propos de tes idées ? La conséquence même de ce racisme structurel ?
- D’abord, comme je l’ai dit plus haut : c’est celui qui le dit qui l’est. Je m’explique. Je prétends que la pensée du PIR est une avancée majeure dans la lutte contre l’antisémitisme et son nouveau visage au moment où l’antisémitisme est moralement réprouvé par le consensus social : le philosémitisme. Il s’agit pour nous de bien comprendre que l’Etat nation impérialiste ne reconnait qu’un seul groupe comme étant légitime en son sein et avec lequel il est lié par un pacte à la fois social et racial : celui identifié comme blanc et ayant comme caractéristique d’être d’ascendance européenne, chrétienne et comme ancêtres des gaulois ». Ce groupe a été artificiellement construit (il a fallu passer par la dévastation de toutes les cultures et identités locales). C’est sur ce groupe que l’Etat français fonde sa légitimité au détriment des autres groupes pourtant officiellement membres de la nation, et c’est de lui qu’il obtient le consentement à la poursuite de projet impérialiste si tant est qu’il en est rétribué. Les juifs ne sont pas blancs, ils demeurent une altérité. L’Etat et les forces hégémoniques en son sein – le bloc bourgeois – n’ont pas renoncé à leur domination au sortir de la seconde guerre mondiale. Ce faisant, ils ont prolongé et renforcé le pacte social/racial qui unifie les classes populaires blanches et la bourgeoisie. C’est de ne pas avoir renoncé et combattu le caractère blanc de l’Etat que les forces progressistes ont participé, en collaboration avec les classes dirigeantes, à faire perdurer l’exclusion des Juifs du corps légitime de la nation. C’est de la que vient le philosémitisme, qui n’est au fond qu’une forme de paternalisme : c’est à dire un compromis entre la pérennisation de l’Etat-nation et l’antisémitisme brutal. les Juifs ne seront jamais des Blancs, mais ils seront formellement protégés notamment par les appareils idéologiques d’Etat. Et comme chacun sait, c’est faute de considérer l’autre au sein de la nation comme pleinement humain/citoyen qu’il importe de développer ce paternalisme à son égard : les « beurs » des années 80 / les Juifs aujourd’hui – ou de lui faire supporter son défaut d’intégration – les Juifs hier, les Musulmans aujourd’hui. Ce paternalisme à l’égard des Juifs a un nom : c’est le philosémitisme. Par conséquent, si on est sincèrement révolté par l’antisémitisme, il convient de détruire les conditions de sa reproduction : il faut mettre fin au pacte racial. Et pour le dire autrement à la collaboration de race entre le prolétariat blanc (toutes couches confondues) et l’Etat dominé par la bourgeoisie.
- A l’occasion de ces élections, que tu as suivi, et auxquelles tu as contribué, ton expression publique a été, une fois de plus, utilisée, parce que tu as osé te servir de cette expression de « petits blancs », et ceux qui ont été le plus en pointe pour te citer et t’accuser sont les mêmes qui passent leur temps à tenir des propos racistes. Ceux qui te connaissent et t’écoutent ont bien compris que ton propos n’était pas méprisant, mais visait à la considération de ce que l’on pourrait appeler les « racisés sociaux » (les blancs), en regarde des autres racisés sociaux et racisés, les non-blancs, c’est-à-dire à s’intéressait à l’alliance des prolétaires en France. Que penses-tu de leur situation, et de cette perspective, d’alliance ? Quelle analyse fais-tu de la situation sociale et politique en France, actuelle, notamment avec les résultats de l’élection présidentielle ?
- Je ne fais pas une analyse très originale. Je suis assez d’accord avec la FI sur la mise en évidence de 4 blocs : le bloc bourgeois, le bloc d’extrême droite, le bloc populaire et le bloc des abstentionnistes. Le gros des « petits blancs » (les prolos) se répartissent entre le bloc populaire, l’extrême droite et les abstentionnistes. Les premiers sont déjà acquis à la NUPES. Une partie des électeurs du FN sont subjectivement d’extrême droite. On ne peut pas les désaffilier car ils sont mus d’abord et avant tout par des passions racistes. D’autres peuvent l’être de manière conjoncturelle, il importe donc d’identifier leurs affects et de les toucher. Vaste programme. Quant aux abstentionnistes, ils sont sûrement les plus mystérieux. Sont-ils absents par amour de la politique ce qui les rendrait très suspicieux vis-à-vis d’un système dont on sait qu’il sert d’abord les classes dirigeantes ou alors sont-ils des grands indifférents au sens gramscien ? Je ne sais pas. Ce dont je suis sûre concernant les « petits blancs » c’est qu’il est difficile de concurrencer le type d’affects mobilisés par l’extrême droite : la fierté d’être blancs, la prééminence qui en résulte articulées à l’idée que les étrangers sont mieux traités que les vrais propriétaires de la France qui eux sont méprisés. Le problème c’est que 1/ tout n’est pas faux. C’est un fait que les « petits blancs » sont méprisés, 2/ appeler à traiter les non blancs comme des égaux des petits blancs est vécu comme un déclassement par ces derniers. La question est : comment dépasser cette contradiction, c’est-à-dire qu’offrir aux « petits blancs » en échange du nationalisme qui leur offre en apparence la sécurité et un certain niveau de vie ? Il semblerait que la proposition de la gauche mélenchoniste de plus de justice sociale ne suffise pas. C’est cette équation qu’il faut résoudre d’ici 5 ans.
- Concernant le décolonialisme, il y a une interprétation restrictive de cette pensée, avec le sujet de la décolonisation des lieux colonisés, comme si tous les lieux n’étaient pas colonisés. Pas au sens où, à partir du moment où il y a des êtres humains, il y a colonisation, mais au sens où ce qui s’est révélé dans les pays colonisés continue de les affecter encore mais continue aussi de nous affecter encore : la France est aussi un pays colonisé. Au sens où, partout, les logiques de l’appropriation de tout et de tous, de l’exploitation de tout et de tous, sévissent. Est-ce qu’un parti explicitement décolonial ne serait pas un parti idéalement international, valable partout et pour tous ? Le parti « décolonial » n’est-il pas un autre nom pour un nouveau parti, internationaliste, fraternaliste et « communiste » ?
- Oui. La France moderne va finir par être dévorée par elle-même puisqu’avec l’Angleterre, elle est à l’origine d’une civilisation dont la capacité destructrice n’a aucun égal dans l’histoire de l’humanité. J’adhère à l’idée que le mouvement décolonial est un mouvement fondamentalement internationaliste, fraternaliste et communiste. On peut rajouter « féministe » si on comprend par-là que l’intérêt du grand nombre des femmes peuplant le Sud y est ardemment défendu. On peut aussi rajouter « écologiste» puisque le mouvement décolonial ne reconnait pas cette division moderne qui sépare les humains de la « nature ». L’humain est partie intégrante de ce qu’on appelle improprement « la nature ». Ma crainte c’est que la conscience décoloniale arrive trop tard en Occident.
- Il y a quelques jours, tu t’es exprimée à propos de Taha Bouhafs. Tu as dit (le texte complet se trouve ci-dessous) : « Au moment où j’écris, on n’en sait pas plus mais les Torquemada du net ont sorti leur sabre et déjà les têtes tombent alors que l’urgence et la gravité des choses nous commanderaient de rester prudents, tout simplement pour ne pas être esclaves du temps médiatique et pour prendre le temps de le réflexivité. A ce stade, le moins que l’on puisse faire c’est attendre ce que l’intéressé a à en dire et attendre les explications de la FI. (…) Quels que soient les erreurs ou les compromis de la FI dans le cadre des accords qui l’obligent, nous devons reconnaître que nous avons franchi une étape qualitative dans l’antiracisme en remportant des batailles (pas la guerre!) contre l’islamophobie. C’est ici un acquis collectif et non individuel. A ce titre, que toutes les ambitions indigènes individuelles ne soient pas rétribuées m’importe peu. (…) Dernière chose. Taha Bouhafs s’était ému il y a quelques années d’un de mes posts où je disais en gros : « en voilà un qui fait tout pour nous esquiver ». En effet, je voyais bien qu’il craignait de se bruler les ailes à notre contact vu qu’il voyait plus d’intérêt à être à la FI qu’avec nous. Qualité que Mermet avait su estimer à sa juste valeur puisqu’il l’a saluée comme il se devait. Ce que je voulais dire et que Bouhafs n’a pas compris, c’est que fuir l’antiracisme décolonial c’est fuir les analyses qui permettent justement de construire une carapace dans ce monde où l’indigène est et restera méprisé tant qu’il ne construira pas sa maison. » Autrement dit : tu commences par répondre à cette accusation d’abandon de T. Bouhafs par la FI, en rappelant qu’il faut avoir le sens des réalités, et que exister socialement ne suffit pas pour exister représentativement, dès lors que l’on fait l’impasse de militer pour les causes et les luttes réelles. Tu considères qu’une évaluation sérieuse démontre des progrès partout, même s’ils sont insuffisants. Mais la longue marche se poursuit. Tu ajoutes qu’il ne faut pas faire des personnes des questions de principe, et scier la branche sur laquelle on est assis. Enfin, concernant un abandon, une mise à distance, tu rappelles que Taha Bouhafs a fait cela, à l’égard des Décoloniaux, et que celles et ceux qui font des personnes une affaire de principe peuvent aussi servir nos vrais ennemis. Depuis que tu as écris cela, on a appris que le retrait de Taha Bouhafs aurait été en effet effectué sous pression, en raison d’une accusation sur des comportements intimes (on en sait pas plus pour l’instant). Donc, Taha a, certes, connu une progression importante, par la valorisation FI, mais il a fait cela sans un groupe politique structuré, lié aux racisés. Et quand l’hallali a soufflé, il s’est retrouvé bien seul, parce qu’il a été un activiste, plutôt qu’un militant dans un collectif. On sait que toutes les vies sont désormais « checkées », vérifiées, notamment parce que des « informations » peuvent servir les pouvoirs en place contre des militants, voire, si nécessaire, purement et simplement inventées. La perfection n’étant pas de ce monde, les groupes politiques pourraient vivre ad vitam aeternam avec des accusations, régulières, sur tel ou tel de leurs représentant(e)s. Pour être provocateur, ne peut-on pas dire que les Décoloniaux, notamment musulmans, ont un avantage dans cette situation, étant donné les exigences de leur foi concernant leur vertu personnelle ? Wissam Xelka a, sur son compte Twitter, un symbole, qui associe Marx à l’Islam; ne pourrait-on pas faire hurler les orageux par une association entre Robespierre et l’Islam, sur ce sujet de la vertu personnelle ? Même si viser cet objectif paraît difficile, y compris parce que la moindre imperfection peut être exploitée par un ou une ex, des proches, pour faire des reproches… Comment perçois-tu ce que peut être le militantisme aujourd’hui, confronté à ces risques et à ces menaces ?
- Je pense que cette morale qui consiste à exiger une exemplarité parfaite de la part des leaders politiques est dévastatrice. Au PIR nous avons toujours fait le choix pragmatique d’identifier nos tares et de faire avec. Fanon disait : une société est raciste ou ne l’est pas. Si La France est raciste alors nous le sommes tous. C’est la différence entre une approche dogmatique et figée de la politique et une approche dynamique. C’est ce rapport à la réalité qui nous a permis d’appréhender les gilets jaunes de manière moins idéologique que la gauche. Nous avons été parmi les premiers à affirmer qu’il ne fallait pas mépriser cette insurrection au prétexte que les gilets jaunes seraient racistes, antisémites, homophobes ou anti-migrants. S’ils étaient effectivement tendanciellement tout cela, c’est parce qu’ils sont Français, ils appartiennent à une société qui les a produit à son image. C’est donc bien sur l’espoir d’une dynamique vertueuse qu’il faut miser. Et au fond, c’est ce qui s’est passé. Les GJ ont plutôt rejoint des positions gauchisantes sur le moment. Aussi, pour revenir à ta question, il devient de plus en plus insupportable de voir les contradictions internes au camp « progressiste » instrumentalisées par le bloc au pouvoir et ses chiens de garde. Il est encore plus stupéfiant de voir à quel point le camp « progressiste » est désarmé. A chaque fois qu’une affaire lui tombe sur le museau, il bégaie. Il y a un manque manifeste de pensée stratégique ce qui le rend vulnérable à toutes les turpitudes ennemies.
Ci-dessous, un texte de Houria à l’occasion de l’affaire Taha Bouhafs
- C’est l’hallali. Les charognards espéraient ce moment depuis quelques jours et il est arrivé. Taha Bouhafs renonce à son investiture NUPES, las, dit-il de, tous les jours que Dieu fait, encaisser « calomnies », « insultes » ou « menaces de mort ». A aucun moment il ne met en cause la FI mais déjà le tribunal des réseaux sociaux a rendu son verdict. La FI l’aurait lâché. Au moment où j’écris, on n’en sait pas plus mais les Torquemada du net ont sorti leur sabre et déjà les têtes tombent alors que l’urgence et la gravité des choses nous commanderaient de rester prudents, tout simplement pour ne pas être esclaves du temps médiatique et pour prendre le temps de le réflexivité. A ce stade, le moins que l’on puisse faire c’est attendre ce que l’intéressé a à en dire et attendre les explications de la FI. Mais il est des plaisirs et des jouissances qu’on ne peut différer. Aussi, pour eux – les charognards – ce serait sacrilège de laisser passer les occasions divines quand elles se présentent de manière aussi inopinée. C’est le cas de : – Certains courants d’une extrême gauche dogmatique trop heureuse de pouvoir interpréter les faits comme racistes pour à postériori légitimer leurs analyses bidon et leur défaitisme du premier tour. – Certains militants indigènes pressés de laver leur honneur après avoir fait campagne contre l’UP (pour des raisons inavouables et bassement politiciennes) alors que des dizaines de milliers d’indigènes dont ils prétendent être les porte-voix ont contredit leur « radicalité » en votant UP. – Mais aussi – Ô ironie! – de Clavreul, Enthoven, LCI, Le Monde … Macron, Le Pen….Il est des convergences savoureuses n’est-ce pas ? Plus problématique pour moi, d’un point de vue militant et indigène, le concert de pleurs et d’indignations sans le moindre recul analytique et sans vison stratégique d’ensemble. Car bon sang, de quel bois sommes-nous fait ? – Si l’on admet comme c’est mon cas que la FI fait partie du champ politique blanc, comment peut-on tomber de son lit à chaque « trahison » si tant est que celle-ci est avérée ? – Comment une simple élection dans laquelle, certes, le vote indigène a été déterminant, peut-elle nous transformer en mendiants/créditeurs/chouineurs auprès de la FI à tel point qu’ils sont nombreux ces indigènes à s’estimer éligibles pour des postes de députés au motif que la banlieue à voté – comme si cela devait se traduire immédiatement par des privilèges matériels pour les plus dotés d’entre nous – alors que pour certains ils font à peine leurs premiers pas dans le militantisme ? – Comment s’imaginer que la FI allait se transformer comme ça en espèce de fée au pouvoir magique distribuant des sièges à qui veut comme si elle était libre de faire ce qu’elle voulait alors qu’elle est en partie pieds et poings liés avec le PS, Les Verts et le PC et que même les prolos blancs sont peu représentés. Qu’on se comprenne bien. Des lésés, il y en a plein, à commencer par les plus méritants tels Azzedine Taibi qui a tout mon soutien en plus de mon respect mais qui est membre du PC et donc pas dans l’autonomie indigène. Des erreurs et des fautes de la FI, beaucoup, notamment certains parachutages dont on aurait pu se passer. Tout comme peut-être (mais c’est à Taha de le dire) un manque de soutien de la part des ténors de la FI. Mais globalement, je ne connais aucune législatives où les candidats indigènes ont été aussi nombreux. Une fois de plus, le mérite revient à tous les habitants des QP qui ont participé au succès de l’UP. Celle-ci, dans la mesure du possible, doit être à la hauteur de cette confiance. C’est une lourde responsabilité qu’elle paiera chère si elle trahi la confiance des classes les plus précaires. Quant à nous, notre responsabilité elle est de garder la tête froide et de garder une vision globale : c’est à dire regarder la lune plutôt que le doigt. 1/ Quels que soient les erreurs ou les compromis de la FI dans le cadre des accords qui l’obligent, nous devons reconnaître que nous avons franchi une étape qualitative dans l’antiracisme en remportant des batailles (pas la guerre!) contre l’islamophobie. C’est ici un acquis collectif et non individuel. A ce titre, que toutes les ambitions indigènes individuelles ne soient pas rétribuées m’importe peu. 2/ NOUS NE POUVONS COMPTER QUE SUR NOUS-MEMES. La FI est un appui mais l’essentiel est dans l’autonomie. Ceux qui le savent ne pleurent pas. Ils mesurent le chemin parcouru et se projettent vers l’avenir en se demandant quelle est la prochaine étape stratégique pour consolider les acquis. Rien d’autre. 3/ Il ne faut pas renoncer à faire pression sur la NUPES pour qu’un maximum de candidats sérieux soient investis mais pas au point de faire des casus belli inutiles quand tout candidat de la NUPES est sensé défendre le programme. Pour ma part, j’ai toujours insisté pour défendre un soutien critique fondée sur une autonomie de jugement à défaut de véritable autonomie politique qu’il est nécessaire de (re)construire. C’est la raison pour laquelle, ni je pleure, ni je m’indigne. L’émancipation, ça se gagne dans la lutte. Dernière chose. Taha Bouhafs s’était ému il y a quelques années d’un de mes posts où je disais en gros : « en voilà un qui fait tout pour nous esquiver ». En effet, je voyais bien qu’il craignait de se bruler les ailes à notre contact vu qu’il voyait plus d’intérêt à être à la FI qu’avec nous. Qualité que Mermet avait su estimer à sa juste valeur puisqu’il l’a saluée comme il se devait. Ce que je voulais dire et que Bouhafs n’a pas compris, c’est que fuir l’antiracisme décolonial c’est fuir les analyses qui permettent justement de construire une carapace dans ce monde où l’indigène est et restera méprisé tant qu’il ne construira pas sa maison. Il finit toujours par se brûler les ailes – c’est ce qui arrive à Bouhafs et cela m’attriste profondément pour lui – car comme nous l’ont appris nos ancêtres : « arbi, Arbi wat hatta louken en colonel Bendaoued ». C’est justement parce qu’on a bien compris l’adage qu’on ne peut pas faire confiance à la FI (non pas pour des questions d’insincérité mais de structures et de rapports de force). Mais c’est aussi parce que nous sommes des militants lucides et cohérents que nous devons continuer de la soutenir malgré tout pour les efforts politiques qu’elle fait en dépit des vents défavorables et contre ceux de nos pires ennemis qui n’attendent que la dislocation de la coalition. Souvenons-nous que la présidentielles à fait apparaitre un électorat de 40 % en faveur de l’extrême droite et que cela n’est pas une mince affaire et que les plus islamophobes de la vie politique française sont sûrement ceux (avec les idiots utiles) qui se réjouissent le plus de ce spectacle. S’ils se repaissent c’est qu’ils se savent être les bénéficiaires de notre manque de sang-froid. Perso, je sais ce que j’ai à faire. A bon entendeur.
[…] Du racisme social en Europe et par extension dans le monde (Racisme-social.info) […]
[…] Cet entretien a été publié le 23 juillet 2022 sur le site racisme social. […]