1/ La formation philosophique nous apprend à identifier nos « évidences » et à les tenir à distance, afin de pouvoir les mettre en perspective, et ainsi les penser. Qu’il y ait des « riches » n’a rien d’évident, même si, dans notre monde, ils font partie des évidences, parmi les plus bruyantes. Il faut donc commencer par définir ce dont nous parlons, pour tester cette définition dans l’Histoire. Quand nous parlons de « riches », nous visons des personnes qui disposent d’un cumul de choses, qui sont dans des rapports spécifiques à ce cumul, à ces cumuls, à partir desquelles ils-elles sont dans une position singulière par rapport aux autres êtres humains. Ce cumul ne se fait pas tout seul. C’est un point essentiel. Les riches sont donc les bénéficiaires d’un certain nombre d’effets de ces cumuls, mais ils n’en sont pas, individuellement, les producteurs (ils peuvent en être des coproducteurs). Par exemple, aucun riche n’est, contrairement à l’idéologie libertarienne, avec l’emblématique Ayn Rand, un « self-made-man », mais les riches aiment raconter des histoires, se raconter des histoires, ce qui fait sans doute partie de leur état, statut. Or si l’on met en perspective l’histoire des richesses et des riches, les riches actuels ont des fortunes astronomiques, et ce n’est sans doute pas un hasard si des riches emblématiques se projettent dans l’espace interstellaire. Par comparaison avec eux, un Louis XIV est un pauvre. Parce que la richesse financière permet d’accumuler d’autres richesses, qui échappaient à un Louis XIV : par exemple, avoir accès aux meilleurs spécialistes de la santé. Il y a donc des mécanismes qui rendent possible cette accumulation, et d’autres qui les bloquent. Nous sommes dans une époque qui les rend possible, par un gigantesque détournement de fonds, permanent, vers les comptes en banque de ces plus riches. Votre livre, « Pourquoi les riches posent problème, 20 idées reçues sur les inégalités« , prend en compte diverses affirmations qui visent à honorer et défendre les plus fortunés, et à y répondre. Par exemple, les riches ont toujours existé car les inégalités sont naturelles. C’est un mensonge, historique, à tous les sens du terme. Pourquoi ?
Philippe Richard (PR) : Le riche est celui qui a accumulé nettement plus de richesses que ses congénères. Selon le pays ou l’époque, le niveau de richesse est différent. Le point commun des riches, quelle que soit leur époque et leur lieu de vie, c’est le pouvoir que confère leur fortune. Dans nos différentes sociétés, 1 % de la population a généralement possédé beaucoup plus que les autres : chefs de tribu, nobles, bourgeois… Aujourd’hui, un riche français possède au minimum 2 millions d’euros et gagne au moins 10 000 euros nets par mois ; et c’est parfois beaucoup, beaucoup plus. Et, effectivement, si le riche aime se glorifier de sa « réussite » mettant en avant ses qualités personnelles, elles viennent bien plus de sa condition sociale, de son héritage et de son réseau, que de ses talents propres. En effet, la fortune n’a rien de naturelle. Elle vient de lois institutionnelles qui soutiennent la classe dominante, celle qui possède et dirige. Ce fut le cas de la monarchie un temps, avec des lois qui protégeaient leurs terres, source de leur richesse. L’essor du capitalisme a enrichi la bourgeoisie qui ne possédait pas de terres, mais les ateliers de production. Lorsqu’elle fut assez puissante, elle a pris le pouvoir, profitant d’une contestation sociale, en 1789. Elle a alors mis en place des lois favorables à l’essor du capitalisme, au développement du commerce et des entreprises, au maintien de l’héritage, une nécessité pour préserver une hégémonie de cette nouvelle classe de propriétaires. Par ailleurs, les « élites » favorisent leurs propres réseaux, contribuant à la réussite des membres de leur classe sociale, et en limitant de facto celle des autres. Et si parfois, il arrive qu’une personne non issue de la classe élitaire réussisse, c’est bien parce que sa réussite profitera aux dominants en place, en les enrichissant et en valorisant une ouverture revendiquée, mais en réalité bien rare. Un artiste ou un dirigeant d’entreprise bénéficiera de largesses financières dès lors qu’il contribue à la prospérité des plus riches. Pour les autres, ce sera bien plus dur. Finalement, ce qui ressort comme naturel, c’est qu’une minorité des humains recherchent le pouvoir et fortune, les deux se nourrissant mutuellement, tandis qu’une majorité préfère la protection de puissants, quitte à négliger la liberté, l’égalité, la fraternité.
2/ Un des mensonges les plus « populaires », ou plutôt popularisé par ceux et celles qui défendent les plus fortunés est le suivant : les riches créent des emplois, avec le fait qu’ils prennent des risques et innovent. Pourquoi s’agit-il d’un mensonge auxquels ils tiennent tant ?
PR : C’est factuel, les riches et les entreprises n’ont créé aucune heure de travail depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Les Françaises et Français travaillent 43 milliards d’heures en 2021, exactement comme en 1949. La seule différence est que le temps de travail a diminué depuis 1949, et heureusement puisque la population active a progressé de 10 millions de personnes sur la période. C’est donc uniquement la baisse du temps de travail qui a permis de créer 7,5 millions d’emplois, limitant le chômage à 3,5 millions de personnes, ce qui est déjà beaucoup, mais bien moins que les 11 millions de chômeurs si nous avions compté uniquement sur la création d’emplois de nos entreprises. Et pourtant, ce n’est pas par manque de croissance économique puisque notre richesse produite a été multipliée par 8,5 en euros constants, soit +750 % sur la période. Les riches ne mènent nullement des politiques d’embauches. Ils visent seulement à maximiser leurs profits et à réduire leurs coûts. Et pour cela, ils rationalisent, optimisent, mécanisent, informatisent. Ainsi, les gains de productivité ont été énormes sur ces 70 dernières années. Ils ont été multipliés par 8,6, soit autant que l’augmentation de la production de richesse, et même un peu plus. Il ne s’agit pas de critiquer les gains de productivité, mais la répartition de la richesse créée entre les actionnaires et les salariés, en embauches ou en salaires. Et pour le coup, le bilan est désastreux depuis trois décennies. Les dividendes explosent, tandis que les embauches nettes réelles sont nulles et les augmentations de salaires sont faibles. Les seules embauches se font à court terme, lorsque la demande progresse rapidement et que les entreprises n’ont d’autres choix que d’embaucher pour répondre à la demande, et notamment des précaires. Mais ensuite, les directions optimisent leur organisation pour réduire l’emploi. Ainsi, les entreprises déjà bien installées se comportent en rentières. Elles visent à augmenter leurs seuls profits. Et elles ne cherchent ni le risque, ni les innovations de rupture, car celles-ci pourraient fragiliser leurs positions. Elles se contentent d’améliorer leurs produits et services, ce qu’on appelle les innovations de continuité. Ce sont les petites entreprises et certains jeunes cadres, voire parfois des entreprises en difficulté, qui cherchent à innover en prenant des risques et notamment lorsqu’elles n’ont pas d’autres choix pour prendre une place dans notre système économique. Le pire est que le fruit de leurs innovations, lorsqu’elles aboutissent, est souvent phagocyté par les grandes entreprises et gros investisseurs qui les rachètent ou prennent des parts de leur entreprise, afin de les accompagner, mais toujours à leur avantage. Et pour tous ceux qui échouent dans leur innovation, la majorité, c’est la paupérisation assurée.
3/ Comme le titre de votre titre l’énonce, le fait que « les riches posent problème » est un fait, structurel, mondial, permanent. Il y a beaucoup de débats civiques, de travaux savants, et de doctrines politiques qui partent de l’un de ces problèmes, ou de plusieurs de ces problèmes, pour y répondre, pour les résoudre, mais, évidemment, les riches sont organisés pour échapper à une contradiction sociale et politique de leur état. Donc, parmi le fait qu’ils posent problème, il y a donc cette diversité d’individus et de groupes qui travaillent à leur(s) service(s). Avec ces élections en France, nous avons vu plusieurs candidat(e) s qui étaient, sont, explicitement en faveur des plus riches, et ce de manière diverse. Emmanuel Macron a le mérite d’être franc du collier, alors que Marine Le Pen a un programme très proche d’EM, mais en faisant semblant d’être la candidate du « peuple ». Valérie Pécresse, qui prétendait au titre de meilleur « héraut » des plus riches, comme l’avait été son prédécesseur, François Fillon, a vu son espace politique être pillé par Emmanuel Macron d’un côté, et de l’autre, Marine Le Pen, Eric Zemmour. Qu’il y ait autant de défenseurs de, indique que la situation des riches n’est pas si solide qu’ils le souhaitent, et ils le savent. Comment analysez-vous la situation du rapport, actuel, entre les plus riches et les autres, en France, et à travers le monde ?
PR: Les blocs contestataires se développent au sein des peuples d’Occident, dont la situation pour une majorité se dégrade. Toute une classe moyenne se paupérise et se précarise et entrevoit un avenir moins florissant par rapport à un existant. Or, tout déclin est très mal vécu, même si la situation présente n’est pas encore catastrophique. Face à cette montée des colères, les riches cherchent à diviser les contestations afin de les affaiblir. Ils opposent jeunes et vieux, hommes et femmes, nationaux et étrangers, privé et public… afin de diluer les oppositions, et cela fonctionne. Le nationalisme représente également un moyen de réunifier les peuples lorsque la situation se dégrade. Tous les dictateurs y ont recours, conduisant généralement au pire. Cependant, si l’exclusion sociale continue de s’étendre, les riches auront bien des difficultés à contenir la colère croissante.
4/ Il y a des citoyens passifs à l’égard de cette situation par laquelle il y a des extrêmement fortunés qui le sont toujours plus, et il y a les autres. Il y a parmi eux une vraie diversité, doctrinale, de logiques, d’attitudes, avec, les communistes, les anarchistes, les « socialistes ». Les réponses des uns et des autres divergent : certains souhaitent faire disparaître totalement toute fortune, en tant que richesse excessive ; d’autres souhaitent rapprocher les conditions, sans interdire totalement une fortune d’une certaine ampleur, mais tous sont d’accord sur le fait qu’il faut qu’il y ait des limites. Ils ne les placent pas au même niveau. En amont des élections en France, il a été mis en ligne un texte sur ce blog pour réfléchir aux conditions, aux raisons et aux objectifs de véritables réformes politiques en France. Par exemple, il a été proposé d’interdire/empêcher toute fortune qui dépasse un milliard d’euros. Quelles sont vos propositions * sur ce sujet, et pourquoi ?
PR : Je propose de plafonner les revenus et les patrimoines à un niveau qui suffirait pour vivre aisément et avoir éventuellement des parts dans son entreprise, et puis c’est tout, soit quelques millions d’euros de patrimoine maximum et 10 fois le Smic en revenu. Au-delà, il ne s’agit plus de répondre à ses besoins propres et à ceux de ses proches, mais d’acquérir du pouvoir, utilisé à des fins personnelles, pour s’enrichir toujours davantage. Nous devons refuser ce droit à la fortune qui donne un pouvoir démesuré dans nos sociétés. Ce plafonnement doit se faire sur la base de la nationalité et non du lieu de résidence, afin d’éviter tout exil fiscal. En plafonnant les patrimoines, c’est également une façon rapide de récupérer des moyens gigantesques pour réussir collectivement nos défis, nombreux et de taille : population vieillissante, inclusion sociale, transition écologique. À défaut, nous ne réussirons pas.
- cf le long texte concernant des réformes à effectuer en France, publié en amont des élections en France