Ci-dessous, vous trouvez un entretien avec M. Yves Léonard, auteur d’un ouvrage, « Histoire du Portugal contemporain, de 1890 à nos jours« , aux éditions Chandeigne (et d’un autre ouvrage, « Salazarisme et fascisme https://editionschandeigne.fr/livre/salazarisme-et-fascisme-2/« ). Les questions de cet entretien comportent de nombreux éléments puisés dans l’ouvrage de M. Léonard. Logiquement, il ne répète pas ses éléments dans ses réponses, ce qui explique que celles-ci soient plus courtes que les questions. C’est un ouvrage précis, avec des sources, que vous pouvez voir et entendre dans une des vidéos ajoutées à cet entretien.
A propos de ces vidéos : si, sur certains sujets, il a fallu faire une sélection, sur d’autres, il n’y a pas de vidéos disponibles. Par exemple, sur le Portugal pendant la seconde guerre mondiale; sur le Portugal au moment de la fin de cette guerre; sur les rapports entre Salazar et Franco, Hitler. Mais on peut espérer que les jeunes générations travailleront sur ces sujets pour nous éclairer.
« Le Portugal n’est pas un petit pays ». De ce qui fut une antienne du salazarisme, on peut partir, dans d’autres sens que lui, pour reprendre cette affirmation, pour l’évaluer, comme pour la contredire, sans qu’il s’agisse d’offenser les Portugais. Parce que le Portugal est un « petit « pays, sur le plan géographique et démographique : extrême ouest et sud de la péninsule ibérique, sa forme est celle d’un long rectangle vertical, et, en largeur, pour aller, en voiture, des plages de l’Atlantique jusqu’à la frontière espagnole, il faut beaucoup moins qu’une demi-journée. Quant à sa population, le dernier recensement l’établit autour de 10 millions d’habitants, soit plus de 6 fois moins que celle de la France. Et c’est au cours du 20ème siècle que la population du Portugal a doublé, que cela soit par un dynamisme de sa natalité (comme au début du 20ème siècle alors que sa population totale atteignait à peine 5 millions de personnes, à contrario de ce qui se passe aujourd’hui où le taux de natalité est devenu l’un des plus faibles d’Europe), ou par le retour des « colons », à partir de 1974-1975. Mais il faut tenir compte de ces Portugais qui ont quitté, définitivement, leur pays natal et de culture, pour aller grossir les rangs de la population au Brésil, ou dans les autres colonies portugaises, et qui ont fait le choix d’y rester. Ce qui fait qu’aujourd’hui, le monde lusophone rassemble environ 220 millions de personnes. S’il est important de rappeler ces réalités démographiques et géographiques, c’est pour mesurer que, par contraste, cette «petite » population portugaise a eu un tel dynamisme, social, politique, artistique, intellectuel, qu’il faut en comprendre les ressorts, les effets et les limites, pour la période qui va de la fin du 19ème siècle jusqu’à aujourd’hui, et c’est ce voyage dans le temps proche que le livre d’Yves Léonard nous propose de faire, afin de vraiment mieux connaître ce grand pays européen mal connu, notamment en France.
C’est à juste titre que l’auteur peut dire « De fait, le Portugal a reflété, parfois suivi, mais le plus souvent précédé l’Histoire européenne au cours du siècle écoulé», comme nous allons pouvoir le voir sur des sujets différents, comme la liberté de conscience, ou la politique économique néo-libérale. A l’instar de tous les autres pays européens, la puissance politique portugaise est entre les mains d’une noblesse, dont une famille royale incarne l’existence et l’aura. Mais à la fin du 19ème siècle, cette monarchie est traumatisée par l’indépendance du Brésil, depuis 1825. Le pays est présent aux négociations de la fameuse conférence de Berlin de 1885 par laquelle les Etats européens découpent l’Afrique pour s’attribuer des parties, se fixer des règles « de non agression » et le Portugal, premier pays colonisateur en Afrique dès le 15ème siècle, ne parvient pas à obtenir de pouvoir faire un trait d’union entre l’Angola et le Mozambique. C’est précisément par ce sentiment d’humiliation que votre ouvrage commence, une humiliation ressentie, dénoncée, par des Portugais de l’élite sociale et politique, avec l’affaire de l’ultimatum anglais, en janvier 1890, et ce alors que Portugal et Angleterre furent longtemps et seulement des alliés, parce que la concurrence coloniale est telle que même des amis peuvent se fâcher. Les exigences, la morgue, anglaises, vont susciter une colère chez les Portugais, et il va y avoir des accusations de traîtrise envers les «soumis». Mais le plus important à cette époque, c’est le travail intellectuel, des intellectuels, qui veulent une République. Il y a, notamment, un groupe, que vous appelez les intellectuels de la «Génération 70» qui ont un programme politique libéral-égalitaire, qui, même pour le Portugal d’aujourd’hui (si on pense à ce qu’est le salaire moyen au Portugal, les difficultés pour vivre d’une grande partie de la jeunesse), a encore une valeur, puisqu’ils défendent «la richesse pour tous», ce qui est une revendication rare, originale. C’est à la même époque qu’est fondé le «parti républicain», pour la République (1876), lequel adopte son programme en 1891, avec des principes-objectifs novateurs, avec «la liberté de conscience», l’enseignement obligatoire, l’éducation des femmes. Jusqu’en 1910, ils vont travailler au corps la monarchie portugaise affaiblie, et ils parviennent à leur fin avec l’instauration de la République, le 5 octobre 1910 (jour férié actuellement). Une genèse seulement 4 ans avant la grande guerre européenne. Or, comme cette Histoire républicaine va cesser à partir de 1926, avant de retrouver vie seulement après 1974-75, on peut dire que le Portugal est un vieux pays européen, mais, plus encore que la France, c’est une jeune « démocratie » puisque la durée de la 1ère République est très brève. Pourquoi ces 16 années ont-elles été, après une longue préparation politique et intellectuelle, si vite mises en échec, y compris par l’épisode de Sidonio Pais, modèle pré fasciste ? Est-ce que les puissances historiques du Portugal, la noblesse, l’Eglise catholique, le grand patronat, se sont constamment opposées aux dirigeants républicains ? Est-ce que ceux-ci ont commis beaucoup et trop d’erreurs ?
YL : C’est un peu la somme de tous ces causes qui expliquent le demi-échec de la République, victime à la fois des oppositions de l’Église catholique et des monarchistes, principalement, mais aussi de ses propres divisions, les composantes du Parti républicain se fragmentant de plus en plus au fil du temps. En commettant quelques erreurs aussi, notamment la question mal gérée de la participation à la Grande Guerre qui, à défaut de « l’Union sacrée » espérée, affaiblira le régime – la dictature de Sidónio Pais en résulte en partie – et éloignera notamment les militaires qui multiplieront les tentatives de coups d’État jusqu’à réussir celui du 28 mai 1926.
Le coup d’Etat, et son principal visage, Sidonia Pais, en décembre 1917, sont mal connus, alors qu’il annonce Salazar. Il met en place un régime «a Republica Nova», quand Salazar baptisera lui le Portugal, «Estado Novo», vous écrivez qu’il est souvent considéré comme un «Mussolini ou Primo de Rivera» «avant la lettre». Comme il est assassiné un an après son arrivée au pouvoir, sa logique dictatoriale est souvent minorée, voire ignorée, alors qu’elle annonce Salazar. Pendant cette année à la tête du Portugal, qu’est-ce qui, dans sa personne et dans ses choix, préfigure ce qui va au contraire s’imposer au Portugal pour plusieurs décennies, dès 1926 ?
YL : La personnalité charismatique de Sidónio Pais a fasciné une partie des droites portugaises et des jeunes officiers, sans compter quelques intellectuels comme Fernando Pessoa. La brièveté de l’expérience – à peine une année – l’a nimbée d’une sorte d’aura, propice à toutes les formes de nostalgie pour un pouvoir fort et l’antiparlementarisme, dans un pays où l’attente d’un sauveur est traditionnellement forte depuis le sébastianisme. Plus qu’une préfiguration, c’est une sorte de test grandeur nature, mais de courte durée, pour la droite nationaliste, sachant que plusieurs admirateurs de Sidónio Pais ne se retrouveront pas dans la figure de Salazar, jugée trop « technocratique » et conservatrice.
Vous le rappelez : entre 1919 et 1926, le Portugal va compter 27 gouvernements et 17 chefs de gouvernement. Quand un gouvernement n’a pas le temps de réfléchir et d’agir, il fait peu ou rien – et dans ce qu’il fait, c’est souvent le mauvais qui domine. Salazar est issu de la matrice catholique, et d’un catholicisme très «rigoureux», austère, formateur aux «humanités», langues étrangères, droit. Ce qui impressionne, c’est que, dès qu’il lui est mis le pied à l’étrier par les dirigeants du Portugal, il arrive avec un projet, un plan. Il est très déterminé et ferme : il donne ses conditions. Si elles sont acceptées, il vient. Si elles ne sont pas toutes acceptées, il ne vient pas. Vous citez une de ses phrases de ce moment : « je sais très bien ce que je veux et où je vais ». Quand l’incapacité des militaires qui ont pris le pouvoir en 1926, à gérer et à faire prospérer les finances, est démontrée et incurable, on lui propose et donne, en 1928, les clés des finances portugaises. Qu’il rétablit en quelques années, très rapidement. Mais quand on y regarde de plus près, ce rétablissement est «logique», mécanique, parce que méthodique : il exerce un contrôle absolu sur les dépenses, et pour plusieurs d’entre elles, il les diminue drastiquement, et pour alimenter le crédit des finances, il crée de nouvelles impositions. Moins de dépenses, plus de rentrées fiscales : forcément, les finances redeviennent excédentaires. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y a rien de magique, ni de génial. Les règles comptables sont universelles – ce sont des règles mathématiques. Mais il acquiert une aura au Portugal qu’il va exploiter. Il a des ambitions pour lui et pour le Portugal – « ambitions », sur les critères de réussite qui sont les siens. Il est issu d’une petite ou moyenne bourgeoisie, propriétaire terrienne (des vignes), qui travaille pour une famille parmi les plus fortunés. Cette enfance, avec une famille heureuse et fière de servir des puissants, dès lors qu’on s’en fait respecter, conditionne son état d’esprit permanent. Il est fier de lui, dans toutes les dimensions, mais il sait qu’il ne fait pas partie des plus puissants, et il veut pouvoir les «tutoyer». Etre un égal des plus puissants, dans un système social, économique, politique, très inégal. Après avoir pris le contrôle des Finances en les gérant sur ses principes, il s’oriente vers le contrôle de la Constitution. Et dans un discours aux militaires auxquels il rappelle qu’ils ont toute leur place mais qu’ils ne doivent pas en sortir, il parle de « Révolution Nationale » pour désigner et le processus en cours et le nouveau régime qui est en place. La préparation de la nouvelle Constitution s’intensifie au cours de 1932, elle est officialisée en février 1933 et approuvée par un référendum-plébisciste auquel si les femmes participent, de nombreux citoyens tournent le dos, puisque l’abstention a été importante. Mais cette Constitution * était censée protéger des libertés fondamentales (cf l’article 8, avec les points 4, la liberté d’expression de la pensée sous quelque forme que ce soit ; 5, la liberté d’enseignement ; 6, l’inviolabilité du domicile et le secret de la correspondance, dans les conditions qui seront fixées par la loi), en même temps qu’elle contredisait ces libertés par des dispositions contraires (ne pas être privé de la liberté personnelle ni être mis en état d’arrestation sans une inculpation régulière, à l’exception des cas prévus aux § 3 et 4, à savoir «Est autorisée l’incarcération avant toute inculpation régulière en cas de flagrant délit et dans ceux de consommation ou de tentative manquée ou empêchée des crimes ci-après : attentats à la sûreté de l’État ; fabrication de fausse monnaie, de faux billets de banque et de faux titres de la dette publique ; homicide volontaire ; vol domestique ou à main armée ; détournement, escroquerie ou abus de confiance commis par un récidiviste ; banqueroute frauduleuse ; incendie volontaire ; fabrication, détention ou emploi de bombes explosives et autres engins similaires. »). L’Estado Novo, ce sera une dictature de professeurs et de policiers. Il faut préciser que de cette logique de l’orthodoxie, sévère, qui sévit, le Portugal a connu un très long préalable, avec l’association de la monarchie et de l’Inquisition, dont le tribunal n’a été aboli qu’au début du 19ème siècle. Et Salazar est profondément imprégné par ce catholicisme politique, qui ne souffre aucune «hérésie». Dans les années 30, il est un modèle pour beaucoup – un modèle, un ami, un soutien. Pour son ami Franco. Pour les fascismes européens. Mais comme il est prudent, il ne met pas ses oeufs dans un même panier. Comme la Constitution peut être contradictoire, il peut aussi mener une politique internationale orientée vers les uns et vers les autres, vers les Anglais, le choix de la raison, les traditionnels alliés et tuteurs, et vers les Allemands, les Espagnols, le choix du coeur. Il a le soutien de ce que le marxisme appelle la bourgeoisie portugaise. Mais qui sont ces «élites du régime » qui à la fois le soutiennent, font le travail tous les jours, profitent de ses choix et de ses moyens ?
YL : Ces élites sont économiques et financières, considérant le régime salazariste comme un facteur de stabilité et Salazar comme un « technicien des finances » fiable. Elles ne ménagent pas leur soutien et Salazar compte parmi ses « proches » – sachant qu’il est un misanthrope plutôt solitaire – des personnalités du monde des affaires. Des élites économiques donc, mais qui ont partie liée avec la haute fonction publique, ces « technocrates » qui entourent Salazar et forment l’ossature de l’Estado Novo. Sorte de mélange de « stabilisation à la Poincaré » et de « réforme de l’État à la Tardieu » dans les années trente, Salazar incarne durablement celui qui aurait réussi une « modernisation conservatrice » en relevant l’État portugais, un « expert économique et financier » encensé à la fois pour son orthodoxie financière et sa supposée modernité.
Pourquoi peut-on dire que l’Eglise catholique est l’autre pilier du régime ? Même si pour ma part, j’y vois, avant même l’armée, de laquelle un jour des membres sortiront pour faire tomber le régime, après la mort de Salazar, que l’Eglise sera son principal soutien et une des bénéficiaires des financements du régime, par exemple avec l’argent pour les missions dans les colonies en Afrique, colonies dont Salazar disait qu’elles étaient «les grandes écoles du nationalisme portugais»
YL : La hiérarchie catholique est assurément un fidèle soutien du régime, un pilier solide dès le départ. Salazar était lui-même issu du petit Centre catholique et était un ami personnel du cardinal-patriarche de Lisbonne Cerejeira avec lequel il avait fait ses études à l’université de Coimbra. Si Salazar souhaite rétablir la pleine autorité de l’Église, mise à mal par la loi de séparation de 1911, et s’il compte sur son appui, il se garde bien de revenir à la situation ex ante et à donner au pouvoir spirituel une place trop importante au plan temporel. C’est tout l’enjeu des négociations, âpres et longues, qui conduisent à la signature du Concordat de mai 1940. Le soutien du pape Pie XII lui sera précieux dans le contexte de la « Guerre froide ». Mais à la fin des années 1950, la situation se dégrade quelque peu, comme en témoigne la lettre critique de l’évêque de Porto. Les relations avec le pape Paul VI ne seront pas bonnes, notamment sur la question des guerres coloniales, mais aussi sur les conséquences du concile de Vatican II, comme le souligne le court voyage de Paul VI au Portugal en mai 1967 pour le 50e anniversaire des apparitions de Fátima.
Le coeur de votre ouvrage comporte une partie intitulée «surveiller et punir» dans lequel vous donnez des chiffres pour évaluer le nombre de personnes, emprisonnées, assassinées. Si les chiffres sont inférieurs à ceux de l’Espagne franquiste, vous dites «cette sinistre comptabilité » «ne rend pas bien compte de la violence consubstantielle au régime», et c’est ce que je voulais évoquer par la notion d’hérésie. Sauf à être parfaitement dans les clous, la moindre déviance créait une perception de l’individu en tant que suspect et le régime privilégiait «la mort sociale» plutôt que physique, ce dont mourra Aristides de Sousa Mendes, lequel a reçu ces derniers jours les honneurs du Panthéon portugais.
Salazar est une référence pour : des politiques, DONT Philippe Pétain, lequel a rendu à plusieurs reprises des hommages appuyés à Salazar, auquel il prend des expressions, des symboles, une logique, comme « la Révolution Nationale »; pour Mircea Eliade, pour Paul Valéry (que vous citez), pour les maurrassiens, pour Olivier Dard, pour les fondateurs du néo libéralisme, Hayek et Friedman. On mesure rarement que la politique économique portugaise a servi de « modèle » (capitaliste, autoritaire) et que l’idéologie terrienne (et là encore, capitaliste, puisqu’il y a la jouissance de l’appropriation de terres étrangères par la colonisation), a également servi de modèle, même si, au Portugal comme en France, cet « amour de la terre » est largement une comédie d’intellectuels urbains. La sous estimation de cette influence s’explique t-elle par l’erreur que tant de Français commettent sur le Portugal, en associant Portugal et pauvreté, alors que ce que l’on peut appeler l’aristocratie portugaise a développé, au Portugal et au Brésil, des fortunes extraordinaires ?
YL : Plusieurs figures du néolibéralisme, comme Friedrich Hayek, ont effectivement apprécié Salazar, non seulement sur le plan économique, mais aussi dans la lutte de celui-ci contre ce qu’Hayek appelait les « abus de la démocratie », avec l’idée que la démocratie néolibérale ne peut être que limitée. Avant de se tourner vers le Chili de Pinochet en 1973, c’est à Salazar que Friedrich Hayek s’était adressé au début des années 1960 en lui faisant parvenir un exemplaire de The Constitution of Liberty. Dans une lettre qu’il lui écrivit en 1962, il formait l’espoir que « cette esquisse préliminaire de nouveaux principes constitutionnels puisse l’aider dans ses efforts de concevoir une constitution protégée des abus de la démocratie. » Tout comme Salazar, son idée était de concentrer « le pouvoir entre les mains d’une élite soigneusement sélectionnée, à l’abri de l’influence des masses. » De fait, sous Salazar la société portugaise restait profondément inégalitaire, duale, avec une élite fortunée et une classe moyenne réduite.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la position du Portugal de Salazar est officiellement neutre, et la surveillance anglaise de ce qui se passe dans le pays ne permet pas d’outrepasser certaines limites. Vous écrivez que «la neutralité portugaise (…) devient (…) équidistante de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne », mais vous ajoutez que «début 1942, les relations diplomatiques avec la Grande-Bretagne sont au bord de la rupture» et aussi que «fin novembre 1942, un accord commercial de guerre est enfin signé avec la Grande Bretagne». Est-ce que le régime navigue à vue ? Et que les revers des armées allemandes sur le front de l’Est sonnent le glas d’un éventuel projet de rejoindre les «forces de l’Axe» ? Malgré tout, le régime, les dirigeants du régime, les élites dont nous avons parlé précédemment, avaient les yeux de Chimène pour l’Allemagne et l’Italie. Qu’est-ce que Salazar a fait pour eux ? Et comment comprendre que le pays qui a fait fuir tant de Juifs ne les a pas maltraités, quand beaucoup ont réussi à se réfugier dans le pays ? Ce dont il faut, évidemment, se réjouir. Est-ce, là encore, le fait qu’il y avait une présence alliée beaucoup plus forte qu’ailleurs ? Parce que Salazar n’est pas, personnellement, antisémite ? Vous écrivez que «les autorités salazaristes laissent faire… »
YL : Salazar, auquel des rumeurs et un ouvrage publié en 1938 avaient attribué des origines « néo-chrétiennes », fit pourchasser les auteurs du livre par la police politique, où sévissait un fort courant pronazi et antisémite, et supprimer les pages jugées suspectes. On connait mieux aujourd’hui, fort heureusement, le sinistre sort réservé par Salazar au « consul de Bordeaux », Aristides de Sousa Mendes, récemment panthéonisé, qui, en juin 1940, avait osé désobéir aux instructions du régime. Durant toute la guerre, Salazar ne manifesta aucun zèle particulier pour faciliter l’accueil et le transit des réfugiés juifs, obnubilé notamment par le respect de la neutralité et la survie du régime. Il considéra longtemps « le nazisme comme l’expression d’un pangermanisme éternel », en occultant toute son effroyable dimension antisémite et raciale. Ainsi, dans une correspondance d’octobre 1942 avec l’écrivain suisse réactionnaire Gonzague de Reynold, Salazar écrivait que « si Bismarck vivait aujourd’hui, ne ferait-il pas ce que Hitler a fait, intégrer l’Autriche et affirmer ouvertement son aspiration à l’hégémonie absolue en Europe ? » En 1943, Salazar visita à Tomar le nouveau « musée luso-hébraïque » consacré au patrimoine juif du Portugal, situé dans l’ancienne synagogue construite au milieu du XVe siècle, dans la ville même où le puissant Ordre du Christ avait eu son siège, symbole de ce Portugal médiéval exalté par le régime salazariste. Quant au Président de la Communauté juive de Lisbonne (CIL) sous l’Estado Novo, le professeur d’université Moses Amzalak, ami de Salazar avec lequel il était lié depuis leurs études à Coimbra, il fit jouer prudemment ses relations pour empêcher l’adoption de mesures anti-juives et utiliser la neutralité du Portugal durant la Seconde Guerre mondiale pour que son pays demeura au moins une porte de sortie pour les réfugiés juifs.
Vous écrivez que «en mai 1945 il n’allait pas de soi que le régime salazariste survivrait à la défaite du totalitarisme fasciste et nazi », ce que nous pouvons dire également pour son voisin et ami, Franco. En 44, alors que la défaite de ce camp est hautement probable, vous écrivez que «Salazar opte dans un premier temps (…) pour une crispation politique et un durcissement de la répression » (parades militaires, second congrès du parti de Salazar, nomination de Santos Costa, germanophile, au Ministère de la Guerre). Autrement dit, quand Salazar sait que la guerre est perdue pour les régimes amis et proches du sien, il réaffirme le caractère dictatorial, militaire et fascisant de son régime. Ce qui atteste aussi de sa confiance dans ses forces. Selon son principe « en politique, ce qui paraît est », il va, suite à des pressions populaires et diplomatiques qui ont peu apprécier l’hommage officiel que l’Etat portugais a rendu à Hitler à l’occasion de son décès faire semblant, jouer la comédie d’évolutions qualitatives du régime (révisions constitutionnelles, dissolution de l’Assemblée Nationale, élections «libres»), mais factuellement, rien ne change. Il parvient à neutraliser les oppositions, à fausser les élections. Il reste le maître du jeu. Et l’intégration atlantiste le favorise. Le Portugal fait partie des pays fondateurs de l’OTAN en 1949, et pour les Américains, il est un soutien fiable, sans faille, tout aussi anticommuniste qu’eux.
Concernant ce qu’est le Portugal réel, vous écrivez page 134 « Ce développement économique ne saurait masquer l’extrême pauvreté du pays, la faiblesse insigne des salaires, l’exploitation des mineurs et un analphabétisme endémique ». Or, concernant cette très grande pauvreté, cette faiblesse insigne des salaires, il faut constater que, 20 ans plus tard, la situation sera la même; et que, d’ailleurs, entre temps, le Portugal aura attiré des capitalistes du monde entier en raison de ses avantages pour eux-mêmes (cf la partie de votre livre «Croissance, Pauvreté, Education»), mais il faut aussi constater que, 70 ans plus tard, et même si récemment, le salaire minimum a été augmenté dans des circonstances politiques particulières, le Portugal est encore marqué par des bas salaires, sans progression. Mais, dans le même temps, il y a un Portugal des très grandes fortunes – un monde constant. Avant de terminer par les périodes les plus récentes, que peut-on dire de cette réelle économie du Portugal pendant les années de la dictature salazariste, de l’après-guerre à la disparition de ce régime, et ce du point de vue des classes sociales ? Le couple de sociologues des Pinçon-Charlot a écrit un célèbre ouvrage sur «les grandes fortunes», françaises. Mais quid des grandes fortunes au Portugal pendant, et grâce, au salazarisme ?
YL : Elles se sont bien accommodées de la situation, confortant leur richesse à l’image de quelques grandes familles de banquiers et d’industriels, s’adaptant avec ductilité, encourageant si besoin une forme d’ouverture économique dans les années 1960 en direction de l’Europe communautaire, avec un accord commercial signé en 1972 par Caetano, successeur de Salazar mort en juillet 1970.
Jusqu’au bout, le régime de Salazar, y compris après son retrait puis son décès, est colonio-dépendant. Bien que confronté à une hostilité mondiale de plus en plus forte (ONU, et, au début des années 70, l’Eglise catholique qui finit par se convertir à cette opposition à), le régime engage des dépenses considérables pour que des soins palliatifs soient prodigués à un système à l’agonie, avec un contingent militaire total conséquent, réparti sur les différents fronts. Avec la «Révolution des Oeillets», ce château de cartes s’effondre totalement. EN 1975, ce sont 500.000 rapatriés au moins qui, comme les Français d’Algérie, quittent définitivement une terre où, souvent, ils sont nés, mais sur laquelle ils ont vécu en tant que colons, maîtres, exploiteurs. La nouvelle République est donc née sur une décolonisation totale, mais ce pour quoi la colonisation existait, à savoir l’exploitation et le profit, continuent de déterminer le temps présent du Portugal dans lequel, vous l’écrivez à plusieurs reprises, la pauvreté, et la très grande pauvreté, continuent d’être importantes, comme si les élites avaient fini par accepter d’abandonner ce qu’elles ne pouvaient plus tenir par des forces armées dépassées, mais qu’elles refusent de se dépendre de cette matrice capitaliste. Dans ce cadre, le parti socialiste portugais, actuellement au pouvoir avec le premier ministre Antonio Costa, a pu avoir pour ligne, l’anticommunisme, et aujourd’hui, l’anti anticapitalisme. Récemment, Antonio Costa a déclaré que, dans une configuration législative antérieure, il avait dû céder des augmentations de salaire, notamment des bas salaires, mais que cette concession n’était pas sa réelle volonté. Mais bien qu’ils soient déçus par le PS, les électeurs portugais lui octroient des scores électoraux conséquents, souvent en tête de. On a pu parler des contradictions officielles du salazarisme (par exemple, dans la Constitution de l’Estado Novo), mais comment comprendre cette contradiction dans la population portugaise ? L’intégration du «principe de réalité fataliste» économique, selon lequel il n’y a pas d’autre voie possible ?
YL : En un sens, avec une déclinaison portugaise du célèbre « TINA », sans essentialiser outre-mesure ce que certains ont pu interpréter comme une propension naturelle à la résilience, sinon à la résignation. Mais aussi, avec la « geringonça »**, une expérience singulière en Europe de dialogue et de recherche de compromis dont on peut regretter aujourd’hui à gauche qu’elle soit remisée au rayon des souvenirs devenus presque encombrants.
A l’inverse, les résultats électoraux de la droite et désormais, de l’extrême-droite, avec Chega, s’expliquent très clairement, quand on n’oublie pas que le régime de Salazar a existé parce que des milliers de fonctionnaires et de travailleurs privés accomplissaient ses objectifs, parce que toute la partie sociale possédante était avec lui, puisque lui était avec elle, que des centaines de milliers de celles et ceux qui ont dû quitter leur terre coloniale pour revenir au Portugal n’ont pas pardonné cette décision politique, pourtant inévitable. Si l’extrême droite a pu être absente pendant longtemps, c’est que des partis de droite assuraient l’expression, la diffusion et la défense de ses principes et objectifs, mais dès lors que ces partis de droite se sont affaiblis socialement, l’extrême droite a retrouvé de la vigueur, parce que les maîtres du Portugal ont peur d’une nouvelle révolte populaire d’ampleur, puisque la pauvreté continue d’être un état et un problème, majeurs, au Portugal. Avec une intégration européenne radicale, laquelle exige de chaque pays qu’il suive une politique économique orthodoxe, de logique néo-libérale, ce qui conforte les dirigeants historiques du Portugal, dans la mesure où cela prolonge même ce que fut la politique de Salazar, modèle pour les théoriciens du néo libéralisme, les Portugais sont-ils résolus pour longtemps à une médiocrité politique et économique (faible taux de croissance, chômage structurel élevé, pauvreté dominante, affairisme typique des Républiques parlementaires), ou ont-ils encore des rêves d’une grandeur, une grandeur qui ne passe par une domination sur d’autres, mais par le développement intense de leurs propres ressources, à l’évidence, remarquables ? Existe t-il une créativité politique actuelle, comme il y a pu en avoir dans le passé, avec la Génération 70 ?
YL : Difficile de répondre sur ce thème de « la grandeur » longtemps instrumentalisé par le régime salazariste (« Le Portugal n’est pas un petit pays »), autour de « la splendeur du Portugal ». Disons que les ressources et la créativité ne manquent pas, qu’elles soient culturelles, économiques ou intellectuelles. Les moyens parfois…
Pour terminer, une question beaucoup plus courte et simple : dans votre ouvrage, à plusieurs reprises, vous évoquez la franc-maçonnerie portugaise, son existence et surtout son influence politique. Que doit-on savoir sur sa présence, son influence, aujourd’hui ?
YL : Rien de particulier, sinon qu’elle a mis du temps à se réorganiser après des décennies de dictature salazariste qui, si elle ne l’avait pas pourchassé violemment comme le franquisme en Espagne, l’avait rendue « illégale » en 1935 comme « société secrète ». La maçonnerie portugaise, ancienne, implantée dès le premier tiers du XVIIIe siècle – l’alliance anglaise traditionnelle n’y étant pas étrangère – a joué un rôle politique particulièrement important à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avec l’instauration de la République en octobre 1910 et l’adoption de mesures comme la loi de séparation de 1911. Mais depuis la révolution des Œillets en avril 1974, son rôle politique, sans être négligeable – plusieurs personnalités appartenant à la franc-maçonnerie – est moindre, suscitant toujours son lot habituel de suspicions, à tel point que le Parlement se prononçait récemment sur un projet visant à rendre publique pour les élus et les hauts-fonctionnaires leur éventuelle appartenance à des associations comme la franc-maçonnerie.
* https://mjp.univ-perp.fr/constit/pt1933.htm
** la « geringonça », ou ce machin, désigne une alliance politique faible, entre le PS portugais, le PCP et BE (une FI portugaise), et quelques verts. Suite à un vote majoritairement négatif concernant le budget 2022 auquel le PCP a joint ses voix, comme BE, le président de la République (droite) a fait le choix de convoquer des élections législatives le 30 janvier 2022.
Yves Léonard vient de donner une conférence, dont l’enregistrement audio et vidéo est disponible ici : https://webtv.univ-rouen.fr/permalink/v1261c4939a4bsvgkgxx/