Thiaroye, Dakar : quand l’armée française massacrait des soldats que, 5 minutes plus tôt, elle utilisait pour contribuer à la chute du nazisme/fascisme…

Une fresque à Dakar

Le drame de Thiaroye, par Martin Mourre

Les événements de Thiaroye le 1er décembre 1944 sont un des trop nombreux drames de l’impérialisme français en Afrique. Par la nature de la violence qu’il met en jeu, il reste un symbole des massacres coloniaux du XXe siècle. Ces événements concernent l’histoire des tirailleurs dit « sénégalais » – le terme « sénégalais » est une appellation générique puisque les recrutements de ce corps militaire, créé au milieu du XIXesiècle, se sont effectués dans toute l’Afrique sous domination coloniale française, principalement en Afrique de l’Ouest. Mais Thiaroye renvoie aussi à ce moment charnière entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début de nouvelles luttes de libération des peuples colonisés de par le monde.

À l’automne 1944, après les débarquements de Normandie et de Provence – pour ce dernier majoritairement composées de soldats coloniaux parmi les troupes françaises –, le territoire métropolitain est en voie de libération. Mais, à cette date, les autorités doivent aussi régler le cas des soldats coloniaux partis se battre en 1940, défaits à la bataille de France, et depuis enfermés dans des frontstalags un peu partout sur le territoire. En effet, par haine raciale, les Allemands ne voulaient pas de leur présence sur leur sol et, après l’intensification du conflit sur le front Est en 1942, ils furent même gardés par leurs propres officiers français.

Avant leur rapatriement en Afrique et leur démobilisation, les autorités doivent régler leur rappel de solde de captivité, leur verser un pécule ou vérifier pour certains les grades FFI. Les textes réglementaires stipulent que le quart de leur solde de captivité doit leur être versée à l’embarquement et le reste à Dakar, lors de la démobilisation. En novembre, un bateau doit quitter Morlaix, en Bretagne, avec à son bord un contingent de tirailleurs africains. Constatant qu’ils n’ont pas touché ce qu’ils estiment devoir percevoir, plus de 300 d’entre eux refusent d’embarquer. Ce refus marque une première mobilisation contre ce qui apparait comme une injustice. D’autres tirailleurs – les différents rapports évaluent le nombre entre 1200 et 1600 – acceptent finalement de s’embarquer. Le bateau arrive à Dakar le 21 novembre.

À leur arrivée, les tirailleurs sont conduits au camp militaire de Thiaroye, où ils doivent attendre leur démobilisation effective avant de pouvoir regagner leurs foyers en Afrique de l’Ouest. Les paiements tardent et se déroulent de manière compliquée. Un départ en train à destination de Bamako est prévu le 27 novembre pour plus de 500 tirailleurs. Mais ce jour-là, les tirailleurs refusent de quitter le camp, ils craignent de ne jamais toucher leur argent s’ils sont dispersés dans leurs villages.

Le lendemain, le général commandant la Division Sénégal-Mauritanie, Marcel Dagnan – le plus haut gradé militaire présent ce jour-là à Dakar –, se rend à Thiaroye. Dans son rapport, il indique qu’il a échappé à une prise d’otage par les tirailleurs du camp le 28 novembre. Dès cet instant, la logique du droit est remplacée par une logique répressive qui culmine avec la mise à mort d’un nombre important de tirailleurs le 1er décembre.

Pourtant, aucun autre élément ne corrobore les dires de Dagnan et on doit comprendre ses propos comme une justification, a posteriori, de la mise en place d’une force d’intervention. Le 1er décembre, des unités des forces de répression encerclent le camp. Il est 5h30 du matin ce 1erdécembre quand les premières unités se mettent en place.

Le dispositif est impressionnant, il concerne l’ensemble des forces de maintien de l’ordre présentes dans la région de Dakar – et même jusqu’à Saint-Louis à plus de 250 kilomètres. En plus de la troupe, on mobilise des armes lourdes. Dans les différents rapports qu’ils écrivent à la suite des événements, les officiers avancent qu’ils ont réagi à un mouvement de protestation des tirailleurs, qu’après avoir parlementé pendant plusieurs minutes, ils ont été contraints d’ouvrir le feu. Les déclarations des tirailleurs faites sur procès-verbaux décrivent une situation qui n’a rien à voir. On les a réunis sur une des esplanades du camp avant d’ouvrir le feu, via des autos-mitrailleuses.

Une des questions les plus sensibles concernant le massacre de Thiaroye est celle du nombre de victimes. Si le chiffre de 35 morts est fréquemment évoqué dans les sources d’époque, il est pourtant sujet à caution.

Ainsi, il existe deux versions différentes du rapport rédigé par Dagnan le 5 décembre, conservées dans deux fonds d’archives différents. L’un est adressé au Ministère des colonies et conservé aux Archives nationales d’Outre-mer et l’autre, son double, est adressé au Ministère de la guerre et conservé au Service historique de la Défense. Le premier rapport mentionne le chiffre de 35 victimes et le second celui de 70. La variation du nombre de tirailleurs présents ce matin-là – évoqué plus haut dans le nombre de tirailleurs rapatriés, alors que les futurs arrivés de tirailleurs, de janvier au printemps 1945, sont présentés à l’unité près –  est pour le moins troublante.

C’est un indice de la volonté des autorités françaises de minimiser le bilan du 1er décembre.

Par ailleurs, autre indice témoignant de la volonté probable de diminuer ce nombre de victimes, on trouve dans ces documents une mention de la disparition, inexpliquée, de près de 400 tirailleurs lors de leur transport entre la Bretagne et Dakar. Ceux-ci, à l’escale de Casablanca situé plus ou moins au milieu du voyage, auraient quitté le bateau et ne seraient jamais remonté.

Problème, on trouve dans les fonds de la Justice militaire le témoignage d’un officier présent lors de la traversée et qui avance que l’escale de Casablanca s’est déroulée sans incidents. Ces différents éléments – on pourrait en rajouter – suggère une manipulation de plusieurs documents au moment de leur rédaction. Et il laisse planer l’hypothèse d’un massacre dont le bilan serait de près de 400 victimes.

Thiaroye s’inscrit donc dans le contexte de la fin de la Seconde Guerre mondiale en AOF. Si la Fédération a choisi le camp vichyste à l’été 1940, elle bascule du côté gaulliste après le débarquement allié en Afrique du Nord à l’automne 1942 et Pierre Cournarie, un fidèle du général de Gaulle, est nommé à sa tête à l’été 1943. En novembre 1944, celui-ci approuve la mise en place du service d’ordre, prélude au massacre. Quand à de Gaulle, si l’on ne trouve aucune trace d’un télégramme d’une prise de décision de sa part à ce moment-là, il n’eut jamais un mot pour condamner ce qu’il s’était passé.

Ainsi, juste après la tuerie, dans un procédé qui vise à inverser la charge de la faute, des tirailleurs sont arrêtés par les autorités militaires et jugés par le Tribunal militaire permanent de Dakar. En mars 1945, 34 d’entre eux seront condamnés, principalement pour des faits de rébellion, à des peines allant de une à dix années de prison.

L’avocat principal des tirailleurs est Lamine Guèye, l’homme politique ouest-africain le plus en vue à l’époque qui dénonce une parodie de procès. Finalement, les tirailleurs seront libérés, au printemps 1947 suite à une visite du président Auriol en AOF mais non graciés, et certains sont décédés en prison.

Quelques mois après le début de la guerre d’Indochine, quelques semaines après le début des massacres coloniaux à Madagascar et dans un contexte social tendu – les grèves se multiplient en AOF, et en septembre démarre la plus grand grève de l’époque coloniale, celle des cheminots du Dakar-Niger – Auriol, se devait de faire ce geste politique. Par ailleurs, cette libération est le fruit de la mobilisation de plusieurs parlementaires africains, dont Jean Sylvandre ou Mamadou Konaté, alors député du Soudan français (futur Mali) ou Léopold Sédar Senghor, à l’époque député du Sénégal.

À la fin des années 1940 puis dans les années 1950, le souvenir de Thiaroye est vif, et reste un enjeu de mobilisation dans les luttes de libération nationale. Après les indépendances, au Sénégal, Thiaroye continue d’être un lieu de mémoire, qui rappelle l’injustice et la violence du système colonial. En 1988 sort sur les écrans le beau film d’Ousmane Sembène, Camp de Thiaroye, et dans les années 2000, plusieurs pays – Mali, Sénégal, Burkina-Faso – se mettent à commémorer ce drame.

Martin Mourre

Martin Mourre est chercheur affilié à l’Institut des mondes africains (IMAf-EHESS). Il a publié Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial (Rennes, PUR, 2017), et de nombreux articles sur la mémoire historique au Sénégal. 

Lire l’introduction de son livre sur Thiaroye sur histoirecoloniale.net


Le combat en cours pour obtenir la vérité, par Armelle Mabon

Depuis mon interpellation de François Hollande, Jean-Yves Le Drian et Christiane Taubira, en 2014, au sujet du mensonge d’État sur le massacre des ex-prisonniers de guerre à Thiaroye le 1er décembre 1944, l’obstruction du ministère des Armées tant sur l’accès aux archives sensibles que sur la possible exhumation des corps des victimes des fosses communes devient indécente.

Seule photo connue d’une victime de Thiaroye : M’Bap Senghor

Le 1er décembre 1944 à la caserne de Thiaroye au Sénégal, contrairement à ce qui est relaté comme récit officiel dans les archives consultables, il n’y a pas eu de mutinerie, ni de rébellion armée nécessitant une répression sanglante faisant 35 morts, 35 blessés. C’est un massacre prémédité sur des soldats mobilisés en 1939 pour défendre la France contre le péril nazi, faits prisonniers par les Allemands qui, à la Libération, ont osé réclamer le paiement de leurs soldes de captivité dont ils ont été définitivement spoliés. Ce n’est ni 35 morts, ni 70 comme annoncé par le président Hollande en 2014 mais vraisemblablement près de 400.

Les autorités françaises ont fait croire que 400 rapatriés avaient refusé d’embarquer à l’escale de Casablanca afin de camoufler le nombre de victimes jetées dans des fosses communes sur le lieu même du massacre. Les mortellement blessés et les blessés achevés à l’hôpital principal de Dakar ont sans doute connu le même sort au sein du cimetière militaire.

Emplacement des principales fosses communes

Si le président Hollande, en 2014, a reconnu que ces hommes n’ont pas perçu leur dû, il a annoncé que le lieu de leur sépulture demeurait mystérieux. En février 2021, le ministre Le Drian annonce pourtant la présence de trois fosses communes alors que le ministère des Armées, en janvier 2021 maintient que les tombes sont le lieu de l’inhumation de ces hommes avec des « soldats inconnus de la Seconde guerre mondiale ». Le gouvernement français ne connaîtrait donc pas l’endroit exact des fosses communes ?

Alors que le ministère des Armées évoque comme un mantra qu’il n’existe pas d’autres archives que celles consultables, il se sert pourtant de documents pour les mémoires en défense qui ne sont pas visibles dans les dépôts d’archives. Les autorités militaires ont forcément établi une liste des rapatriés, une liste des victimes, la cartographie des fosses communes et les calculs individuels pour la perception des soldes de captivité et de la prime de démobilisation. Malgré les preuves de l’existence d’archives non inventoriées, ni classées, le tribunal administratif de Paris a rejeté par deux fois ma requête en qualité d’historienne pour contraindre le ministère à les rendre consultables. Un pourvoi a été déposé auprès du Conseil d’État d’autant plus qu’il y a un vice de procédure : le jugement fait état d’un mémoire du ministère qui ne m’a pas été transmis.

Pour le versement des sommes spoliées restées dans les caisses de l’État, nous avons pu démontrer que la tromperie de l’État était continue avec la modification de la date d’embarquement sur les fiches signalétiques des rescapés, des condamnés et des rares victimes qui sont nommées. Cette modification devait permettre de camoufler ce mensonge inscrit sur une circulaire du ministère de la guerre éditée trois jours après le massacre et faisant croire que ce contingent ayant quitté la France le 5 novembre 1944, avait perçu l’intégralité des soldes rendant leurs revendications illégitimes. Là aussi un recours auprès du Conseil d’État a été déposé.

Document caviardé relatif à la sanction du lieutenant-colnel Le Berre

Le Conseil d’État a également eu à se prononcer sur une demande de désoccultation d’une archive de l’armée grossièrement caviardée (voir photo), relative à une sanction du colonel Le Berre, particulièrement impliqué dans cette hécatombe. Le Conseil d’État a constaté une absence de réglementation pour contraindre l’administration à la désocculter. J’ai donc demandé à le faire moi-même à mes frais avec un laboratoire et, sans réponse du ministère, j’ai à nouveau saisi le tribunal administratif de Paris.

Saisir la justice administrative relève d’une stratégie pour nous approcher de la vérité et contraindre le ministère à donner des informations qui se révèlent contradictoires tant il est compliqué de mentir sur un mensonge. Ce n’est pas tant la révélation de l’ignominie qui pose problème que la réitération du mensonge depuis tant d’années qui empêche d’établir les responsabilités.

Avec l’aide de la justice administrative, et à défaut d’une volonté politique pourtant indispensable, nous croyons à la consultation prochaine des archives restées auprès des forces françaises au Sénégal jusqu’à leur dissolution, à l’exhumation des corps et au procès en révision des 34 condamnés pour rébellion armée, crime qu’ils n’ont pas commis. C’est bien l’armée qui a commis un crime, crime continu tant que les corps ne sont pas retrouvés. 

Armelle Mabon

Armelle Mabon est enseignante-chercheuse à l’université Bretagne Sud. Elle est notamment l’autrice de Prisonniers de guerre « indigènes ». Visages oubliés de la France occupée (La Découverte, 2010, réed. 2019).

Lire « Nouvelles recherches sur le massacre de Thiaroye commis par l’armée française au Sénégal en 1944, par Armelle Mabon », sur histoirecoloniale.net

Et les nombreux autres textes concacrés à Thiaroye sur notre site.

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