Le texte ci-dessous est le début d’une introduction d’un livre gratuit qui sera publié ici, partie par partie, jusqu’à son terme. Il s’agit d’un livre militant. Il ne sera pas très long, étant plutôt synthétique. Il a pour propos d’ouvrir des perspectives, de contribuer à des réflexions, personnelles et collectives. Ce livre est et restera gratuit. Si vous devez l’utiliser, user d’une partie, il vous est seulement demandé d’indiquer sa source. Il constitue le prolongement philosophique du texte engagé antérieur, « Marchands d’armes, marchands d’âmes… »
Introduction :
La lecture de la pensée philosophique historique permet de constater que celle-ci a connu d’étranges « angles morts », desquels il y eut, il y a, un silence, incompréhensible, injustifié. Parmi ces objets « invisibles » puisqu’ils ne sont jamais entrés dans le champ de la signification sonore et de son audition, il y a, incontestablement, les armes. Bien qu’il y ait, officiellement, explicitement, des « pensées de la technique », et des objets techniques (Ellul, Heidegger, Simondon), les analyses des uns et des autres sur les « objets » ont traité de ceux-ci dans une égalité ontologique, comme si, entre eux, il n’y avait aucune différence de « nature ». Pourtant, une analyse philosophique élémentaire qui articule ces objets avec « l’utilité » (pour lequel il y a même un courant philosophique tout aussi explicite, « l’utilitarisme »), doit prendre en compte le sens du « service », des « intentions » : les objets techniques rendent possible des productions, dont ils sont eux-même les débuts. La notion générale d’utilité est problématique dans la mesure où elle suggère une virtualité, là où, dans son sens comme dans son fait, un objet technique incarne, au contraire, une nécessité. Sans lui, un manque objectif se manifeste, et nous sommes « impuissants ». Notre espèce s’est constituée dans, par, et pour la technicité, et certaines techniques sont connues pour être majeures, comme l’écriture, dont l’informatique est un prolongement en unissant ce que la pensée aristotélicienne a distingué entre « la matière » et « la forme ». Techniques et « puissances », y compris au sens courant, politique, vont de pair, et, aujourd’hui, les Etats les plus puissants sont ceux dans lesquels la conception, la production, la diffusion des techniques « modernes » sont les plus importantes. Or, parmi ces outils, il y a ceux qui sont aussi explicitement désignés comme tels, les « armes ». On le ressent : sans une analyse rigoureuse, le danger de faire de tout objet une arme, ce qui est une possibilité, et de toutes les armes, des objets comme les autres, nous conduirait à un relativisme général. Et le propos de ce court texte introductif n’est pas de commencer une Histoire des armes, quoi qu’il en soit de l’importance d’avoir et de connaître une telle Histoire. Il faut donc interroger le devenir-objet-arme : quand est-ce qu’une forme travaillée acquiert un statut, de fait, d’arme ? Dès lors que, au contact du vivant, cette forme peut, par un simple contact, produire une modification, même la plus minime, de l’intégrité physique antérieure. En effet, un tel objet ne devient une arme que parce qu’il peut toucher, atteindre, entrer, changer, cette intégrité. Les armes sont donc des objets dont l’intentionnalité est double : intentionnalité, à l’instar de tout objet, et intentionnalité précise, blesser, tuer. Cette intentionnalité est, humainement, spécifique, parmi les plus problématiques qui existent. Universellement, les droits communautaires partagent le même principe sur l’interdit de tuer, sauf exceptions, comme la légitime défense, dont les conditions varient, en deçà des Pyrénées avec au-delà des. Avec la guerre, le droit s’inverse : l’interdit devient, exceptionnellement, obligation, pour les chargés d’armes et de combats. Et c’est pourquoi les guerres sont elles aussi si problématiques : nier un interdit absolu, en faisant, au contraire, de sa négation, un devoir, n’est pas un processus social, politique, anodin, d’autant qu’il n’efface pas l’existence de l’interdit. Les armes existent donc pour cette intentionnalité, qui, en elle-même, est difficile à justifier, mais des conditionnements psychosociaux, politiques, y ont travaillé explicitement et avec des « succès » variables. En deçà même de la problématique de l’existence des armes, létales, en tant que telle, il y a donc celle du relativisme concernant des interdits fondamentaux, euphémisme pour ne pas parler de contradictions. Si le « tu ne tueras point » est non négociable, aucune circonstance ne doit donc favoriser sa négation. Il a donc fallu que d’un principe général, les exceptions deviennent de moins en moins exceptionnelles pour que l’Histoire tragique telle que nous la connaissons devienne possible. Il y a quelques décennies, un renversement historique s’est opéré : l’homicide est devenu un sujet politique, l’objet d’une motivation politique, selon des critères collectifs. Il est aisé de procéder à des comparaisons historiques, et, antérieurement, rien de tel n’avait « pris corps », sauf, l’esclavage, pour de tels critères collectifs. Ces « crimes en série » ont nécessité des armes de contrainte et de réalisation, et, pour les contrer, il en a fallu d’autres. La démultiplication, en qualité et en quantité, des armes, est également un phénomène récent (au regard de l’Histoire humaine), impulsée par les politiques occidentales, même adoptées par d’autres (Japon). L’industrialisation s’est constituée dans un encadrement militaire, pour lequel des productions spécifiques ont été requises, lesquelles sont devenues des productions dominantes, notamment aux Etats-Unis, avec un Etat fédéral qui est consubstantiellement lié à des entreprises privées de production d’armes létales. C’est de ce même Etat qu’a jailli pour la première fois l’arme de l’anéantissement collectif, « testée » deux fois à Hiroshima et Nagasaki, en faisant disparaître instantanément des milliers de Japonais, femmes, enfants, hommes. Cette arme a fait passer les capacités « militaires », des blessures, à la mort, et là à une mort par évaporation solaire, et pour les autres, à une survie infernale, atteints par le feu et les rayons. Ce qui avait été opéré dans le temps dans des camps d’extermination s’accomplissait en moins d’une seconde, et à une échelle bien plus grande. On dit que, quand ils l’ont appris, les humains d’août 1945 en furent stupéfaits. Mais ils n’en furent pas choqués, au point de…, d’être en colère, de dénoncer ce crime, d’accuser ses décideurs et auteurs, de réclamer qu’il y ait un procès des responsables, … Pour défaire le Japon, nombre se rangèrent à la prétention de la « real politik » de justifier cet acte, double, dont, depuis, nous avons appris qu’il n’était nullement nécessaire, contrairement à ce qui a été immédiatement conté par ces responsables. Il y a eu, en masse, une soumission à la mort de masse. La « lumière solaire » nucléaire n’a pas fait l’objet d’une contre-lumière humaine, destinée et décidée à anéantir cette néantisation. Et depuis 1945, les marchands d’armes/âmes ont pu avoir, ont, « pignon sur rue », légalement et de manière légitime, puisque la contestation concernant leur existence même est quasi nulle. Collectivement, nous nous sommes désarmés face à ces armes, et, 50 ans après, nous avons assisté à des attaques d’individus armés contre des civils désarmés. C’est, en effet, le sens de cette Histoire. Si, et seulement si, nous nous y soumettons. Contrairement à ce que beaucoup ont l’air de croire ou veulent faire croire, il n’est pas si aisé de se réveiller de son sommeil dogmatique. Si nous ne voulons pas prendre à la légère ce sujet de notre conscience, de son « éveil », il faut que nous puissions nous rendre des comptes sur ce qui est justifié et ce qui est injustifiable. Nous n’avons cessé d’accepter que des choses, pratiques, crimes, injustifiables, soient « justifiées », bien que mal justifiées. Si nous voulons vivre en faisant disparaître ces épées de Damoclès qui se sont accumulées sur nos têtes, il faut que nous contestions qu’il y ait un droit légal à concevoir et à fabriquer des techniques pour l’homicide humain, quelle que soit l’échelle de production. Entre les armes, mortes-« vivantes », et les âmes, vivantes en tant que non-mortes, différentes et opposées à la mort, il faut choisir.
Cet ancien haut fonctionnaire du Ministère de la Défense est le créateur de cette expression, « complexe militaro-intellectuel ».
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