“Histony” versus Guillemin : le récit historique pertinent, qui en est capable ? A quelles conditions, par quelles démonstrations, avec quelles limites, quels problèmes ? (note 1)

Histony” est un jeune historien qui a son propre site Internet, “Veni Vidi Sensi“, qui produit, comme tant d’autres, des vidéos sur Youtube. Moins connu, médiatisé, qu’un “Nota Bene” qui a thésaurisé sur ses moyens financiers pour acquérir des moyens techniques, pour s’entourer d’une équipe de professionnels, de référents en Histoire, il propose des synthèses, à partir d’une problématique, et régulièrement, il s’interroge sur ses pratiques, notamment face à des interlocuteurs de mauvaise foi ou dont l’idéologie est si marquée qu’ils ne tolèrent pas ses nuances. Dans cette vidéo partagée dans cette note, il fait un retour sur celui qui fut, pendant quelques années, une référence dans le récit historique, Henri Guillemin, duquel il a pris depuis ses distances, et il revient sur ses critiques, ses raisons, contre Guillemin.

Si focalisé sur le problème de la fiabilité, il énonce, tel un sceptique, un principe que, même lui, “n’est pas fiable”, et interroge le moyen pour un non-historien de savoir si ce que dit untel est vrai ou non. A qui les non spécialistes peuvent-ils se fier, donner leur confiance ? Aux seuls historiens de formation, “professionnels” ? Il rappelle qu’il y a des historiens “amateurs”, passionnés, brillants, dont le travail est valable et utile à d’autres, mais il valorise tout de même la méthodologie acquise dans la formation professionnelle, avec, le travail sur les archives. Or, bien qu’il l’ait évoqué dans ses propos introductifs, à savoir le contexte, tout dépend : du sujet, des moyens par lesquels il est, a été, possible de constituer des connaissances sur ce sujet, de la relation du narrateur avec ce sujet et ces connaissances, des personnes auxquelles il s’adresse, mais il faudrait ajouter aussi, de l’implication personnelle du narrateur sur ce sujet, s’il y a, pour lui, un enjeu de vérité, personnelle comme collective, s’il y a des aspects fondamentaux pour l’ensemble des personnes auxquelles il s’adresse, ou s’il s’agit d’un sujet historiquement valable mais d’une importance limitée. Pour les archives, il reconnaît que cela n’est pas toujours nécessaire, mais que cela l’est souvent, et que c’est souvent, déterminant – si tant est que sur un sujet, il y ait des “archives” qui exposent des informations/connaissances exactes, de valeur. Qu’en pense le collectif des experts ? Et quel rapport avec ceux-ci, si ceux-ci énoncent des critiques ? Sauf qu’il est toujours possible qu’un collectif, entier, se trompe, au moins partiellement, et notamment pour des causes idéologiques, et qu’un seul ait raison contre un collectif. “Histony” valorise ce collectif et la “controverse scientifique”, en tant que régulateur/régulatrice des jugements des uns et des autres, sur tel ou tel sujet, mais quid des influences idéologiques profondes, non interrogées, non énoncées comme telles ? Et si en raison de ces influences non avouées, un(e) historien(ne) met en cause ses “pairs” et leur censure, a-t-il (elle) tort ?

Pour “Histony”, il faut prendre en compte tous ces principes scientifiques pour savoir si une personne qui parle de l’Histoire est “fiable”, mais ces principes sont si exigeants, restrictifs, que peu de personnes peuvent être dites, au final, fiables. Et serait-ce avec raison ? Les si-et-très rigoureux peuvent être si exigeants pour eux-mêmes qu’ils vont se contenter d’un récit historique a minima, squelettique, certes, incontestable, mais sans contenus à haute valeur ajoutée. Les sources peuvent donner des informations/connaissances incontestables, mais de peu de valeur, à côté d’informations/connaissances fondées sur plusieurs témoignages (sans preuves suffisantes) qui, elles, sur un sujet, donnent de tels contenus. Les problèmes posés par les historiens partiels et partiaux sont tels, notamment dans une époque où des médias transforment des colporteurs d’idéologie en “historiens”, que la volonté de valoriser ceux qui font connaître des réalités historiques contre des faussaires, plus ou moins dangereux, loufoques, risque de confondre la production du vrai avec le respect de règles méthodologiques scientifiques, lesquelles pourtant ne peuvent garantir, au final, la valeur GENERALE d’un récit, puisqu’il est possible de le faire passer d’un récit en couleurs à un récit en noir et blanc, gris, afin de s’en tenir à ce qui est absolument certain. Dans “L’étrange défaite”, Marc Bloch ne s’est pas seulement exprimé en “historien” “sûr de ses connaissances”. A partir de son expérience, de ce qu’il a appris, il a fait quelques hypothèses, en temps réel, et notamment, une, centrale : cette “défaite” pouvait s’expliquer par une volonté d’une partie, au moins, de l’état-major français comme du pouvoir politique, d’entrer dans la “politique de la collaboration”. Or, à notre époque, Marc Bloch serait qualifié de “complotiste”. Mais au procès de Nuremberg, il y a bien eu, de la part des accusateurs et juges, affirmation d’un complot nazi contre la paix. Pour ce complot, Marc Bloch a considéré qu’il était hautement probable qu’il avait des complices français. Depuis, que dit l’historiographie française sur le sujet ? Elle semble privilégier l’idée d’un “fantasme de trahison”, mais elle ne DEMONTRE pas qu’il s’agit d’un fantasme, puisqu’elle écarte les éléments, indices, qui attestent de cette complicité, en amont. Aujourd’hui, un Marc Bloch qui défendrait cette thèse dans un doctorat d’Histoire, sur la base d’éléments déjà connus et peut-être inédits, obtiendrait-il son titre, et avec quelle mention ? Et comment son récit serait évalué, jugé, par le pouvoir, politique, universitaire ?

Ces deux audio-vidéos ci-dessus sont partagées ici en raison de leur sujet, évoqué dans cette note, Marc Bloch et “l’étrange défaite”, mais ce partage n’implique pas de considérer que celles et ceux qui s’expriment ici ont forcément raison, tous raison, ou seulement un(e) d’entre eux. La fin du paragraphe précédent vous indique le sens de l’interprétation des propos de Marc Bloch par l’auteur de cette note.

C’est que l’expression d’un savoir historique est un récit, et les récits hauts en couleur auront toujours plus de force que les maigres récits, les récits amaigris, et, pour évoquer la figure de Guillemin, l’une de ses forces réside dans sa capacité à proposer un tableau général de l’Histoire, à faire vivre les personnages comme dans un film, et pas à se contenter de décrire leurs faits et gestes, selon des connaissances scientifiques certaines. “Histony”, parce qu’il tient à défendre ce principe de la fiabilité, y compris la sienne, même en l’interrogeant, définit son propre domaine d’expertise, en critiquant les “toutologues”, mais alors, quid de ses propres vidéos sur tant de sujets pour lesquels il n’est donc pas, à ses propres yeux et à ses aveux, un expert ? Evidemment, il reconnaît qu’il est possible et souhaitable, de ne pas se limiter à son champ d’expertise, puisqu’il invite alors à s’appuyer sur celles et ceux qui, sur tel ou tel sujet, est considéré comme un des meilleurs “connaisseurs” de. Mais quid de la connaissance en profondeur, pas seulement dans le sens de la multiplicité des connaissances, mais dans la perception des singularités et des forces en jeu ?

Par exemple, à notre époque, Johann Chapoutot est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes, historiens, du nazisme, mais quand il parle du nazisme, est-ce qu’il en restitue la profondeur criminelle, ses liens structurels avec une Internationale suprémaciste, avec les grands patronats européens comme avec de nombreux dirigeants politiques européens ? Or, tout récit sur le nazisme qui ne donne pas à SENTIR la violence constitutive, des mots, des représentations, aux actes, édulcore ce projet d’une domination mondiale-raciale-raciste, et peut louper la mise en perspective de son caractère inédit, indécent, sa “folie”. Or cette folie a été soutenue par des personnes “très importantes” et d’autres supposées “très intelligentes”. En tant que tel, le nazisme raconté de manière dominante concerne un phénomène politique allemand, alors que, en raison de ses présupposés historiques, de ses références, de ses liens, de son propre projet, il s’agit d’un phénomène internationaliste, occidental, qui associait, à ces Allemands, des Français, des Anglais, des Américains, des Espagnols, etc (cf la vidéo ci-dessous avec James Q.Whitman et les notes sur ce blog à propos du livre de Patrick Tort, “Du totalitarisme en Amérique”). Un conteur comme Guillemin est, sans doute, moins scientifiquement rigoureux qu’un Chapoutot mais il est plus pertinent, par sa capacité à embrasser un processus historique dans son ensemble, à percevoir des liens là où d’autres les ignorent ou refusent de les voir, à prendre en compte des témoignages qu’il faut, certes, recouper, mais qu’il est impossible d’ignorer, puisque la plus grande partie de nos informations/connaissances historiques, des origines de l’Histoire à nos jours, nous vient de témoignages, sans lesquels nous ne saurions rien sur rien. En outre, pour terminer cette première note sur ce sujet, un des présupposés de Chapoutot s’explique par sa volonté de disculper (1) le christianisme européen de la construction du processus historique qui finit par devenir, en Allemagne, de 1918 à 1945, le nazisme, alors que, pour ne citer que cet aspect, “l’antisémitisme” est profondément une des “oeuvres” politiques de ce Christianisme, dont les pays musulmans restèrent, eux, indemnes, comme les pays, peuples, extra-européens. Guillemin a mené ses recherches à une époque où n’existait pas nos moyens de communication, d’accès à des stocks, numérisés, comme aujourd’hui, donc dans des conditions très difficiles, où il fallait chercher par soi-même, se déplacer, lire, lire et encore lire. C’est ce qu’il a réussi à faire sur nombre de sujets pour proposer des synthèses publiques qui, sans aucun doute, incomplètes, imparfaites, ont le mérite d’exposer un travail incontestable, une considération, pour un historien bourgeois, pour les pauvres et contre sa classe sociale, à laquelle il lie tant de défauts, de vices, que lui, catholique qui n’est pas le Pape ni prêtre, ne pardonne pas.

Pour conclure cette première note, il faut donc vous inviter à écouter “Histony”, comme Henri Guillemin, à lire, en vous posant toutes les questions nécessaires, sachant que certaines ne peuvent pas être pour vous “indifférentes”, par exemple, pour les Français, sur l’Histoire de France. Il y a donc une légitimité pour une Histoire significative, capable de mettre les choses en perspective, et ce même si ses récits peuvent manquer d’un peu de rigueur, par comparaison avec ces récits, certes, “rigoureux”, mais qui vont manquer, sur une période, un évènement, d’une puissance de sens. Et il ne paraît pas impossible de concilier rigueur et puissance de sens, même s’il s’agit là d’une excellence la plus difficile à atteindre.

(1) : “La thèse exposée par Chapoutot est en effet que le national-socialisme n’est absolument pas « un accident de l’histoire », mais que, bien au contraire, il a construit un système de pensée distinct de la tradition chrétienne et européenne, un raisonnement « purifié de ses scories humanistes et universalistes »

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