Isabel Figueiredo et “Carnet de mémoires coloniales” : une enfance enfermée dans le camp colonial portugais au Mozambique, l’esclavagisme, le racisme…

Ci-dessous, un extrait de l’article de Médiapart, publié ici : https://www.mediapart.fr/journal/international/160122/au-portugal-la-memoire-crue-du-colonialisme

Une première version du texte en portugais a été publiée il y a douze ans. Mais Isabela Figueiredo confie qu’il est toujours aussi difficile, pour elle, de s’y confronter. Pour elle, comme pour nous, sa lecture est éprouvante. Dans Carnet de mémoires coloniales (Chandeigne, 2021), l’autrice raconte son enfance, de 1963 à 1975, au Mozambique, alors sous domination portugaise. Dès les premières pages, le recours à un vocabulaire racial prend à la gorge : il est question de « nègres » [pretos, en portugais], « négresses » et « négraille ». Une boucle de souvenirs s’ouvre ainsi : « Les Blancs allaient se faire des négresses. Les négresses étaient toutes pareilles et pour eux, il n’y avait pas de différence entre Madalena Xinguile et Emília Cachamba, sauf la couleur du pagne ou la forme des nichons ».  Isabela Figueiredo recourt à un registre indirect coupant, gorgé de mots racistes, qui reconstitue l’ambiance dans laquelle l’enfant qu’elle était a baigné. Les Noirs sont perçus comme des animaux. Il s’agit, écrit l’écrivaine Léonora Miano dans la préface à l’édition française, de « donner à entendre le langage dans lequel on a soi-même macéré durant toutes ces années », d’« expulser le cri que l’enfant dut contenir, oppressée par un environnement raciste »Ce Carnet de mémoires coloniales est un témoignage rare : il ne traite pas des effets de la colonisation sur les personnes colonisées, mais aborde l’intimité de ceux qui, a priori, en ont bénéficié. Cela se déroule dans une ville, baptisée à l’époque Lourenço Marques, aujourd’hui Maputo, aux allures de « vaste camp de concentration aux odeurs de curry », écrit Figueiredo. Père électricien, mère femme au foyer : la vie à Lourenço Marques a assuré à la famille un confort économique auquel ils n’auraient pu prétendre au Portugal, alors que la dictature de Salazar encourageait l’immigration des ménages portugais au Mozambique, au service de l’empire colonial. Dans les premières pages du texte, il y a cette adresse au lecteur, asphyxiante : « Les serveurs étaient des nègres et nous leur laissions un pourboire s’ils avaient souri de toutes leurs dents, fourni un service rapide et qu’ils nous appelaient patron. Je dis “nous”, parce que j’y étais ». L’entreprise littéraire, dans toute sa crudité, ne sert pas à dédouaner quiconque d’éventuelles responsabilités. « Je ne veux pas sortir du livre innocente. Je n’en sors pas innocente. J’ai une part de culpabilité. J’ai été là. Je n’ai pas tué. J’ai donné une claque à une petite fille qui était à l’école avec moi. J’ai été là. Je ne veux pas être innocente », avance Isabela Figueiredo dans un entretien à Mediapart. (…) C’est la mort de son père, en 2001, qui enclenche le processus d’écriture. Isabela Figueiredo se sent alors autorisée à réaliser ce qu’elle décrit comme une « trahison »vis-à-vis de sa famille, et surtout de ce père raciste qu’elle aime malgré tout. En colon sûr de son fait et de ses droits, lui voulait que sa fille, dès son arrivée au Portugal en 1975, « raconte ce qu’ils nous ont fait » — c’est-à-dire qu’elle documente les violences commises contre les Blancs durant les années de la guerre d’indépendance au Mozambique (1964-1975). Mais sa fille s’y prendra autrement. Son témoignage, d’abord publié sous forme de fragments sur un blog dans les années 2000, repéré par la suite par un petit éditeur qui les publie en 2009, enfin remanié pour une nouvelle version en 2015, marque un tournant dans le débat public. Il fait voler en éclats le mythe longtemps prégnant d’une colonisation portugaise douce — l’idée, entretenue par une bonne partie de la classe politique, que le Portugal a fait preuve de plus d’humanité vis-à-vis des populations sur place, que d’autres puissances coloniales européennes. Depuis, des historiens et des activistes ont poursuivi ce combat (lire notre reportage, en 2020, sur le sujet). De manière moins frontale, le cinéaste Miguel Gomes a consacré un film sublime, Tabou (2012), à l’évocation de ce « paradis perdu » africain des anciens colons rentrés au Portugal. Mais le texte de Figueiredo est pionnier, et les réactions à sa sortie furent d’une grande violence : « J’avais peur d’être agressée physiquement lors de la présentation du livre dans les librairies. Mais j’étais au clair avec ma conscience. Je savais que j’avais écrit un livre intéressant ». Sur la nature du colonialisme lusitanien, elle dit aujourd’hui : « Cela reste un sujet difficile dans la société portugaise. Mais nous avons fait du chemin. Beaucoup de gens en parlent désormais. Oui, j’ai gagné la bataille. »

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