Vous trouvez ci-dessous deux extraits de ce texte, et, en dessous, un lien vers le texte complet, publié par la Fondation Frantz Fanon.
« Le débat récent à propos de la Critical Race Theory (Théorie Critique de la Race ou CRT) aux États-Unis est une preuve de plus du caractère irrémédiable du racisme anti-Noirs des démocraties contrôlées et gérées par les blancs. À la suite de l’ancien Président Donald Trump, de nombreux États ont fait adopter une législation visant à bannir, de l’école primaire jusqu’à l’université, toute conversation sur la négrophobie et la violence blanche. Ces politiques ne visent pas seulement à réduire au silence les critiques émises par les chercheurs Noirs et non-blancs au cours des trois derniers siècles, mais également à réparer les dommages que le radicalisme noir aurait causé à l’ethos et aux vertus de la civilisation blanche.
Dans le même temps, la Théorie Critique de la Race a été adoptée et gentrifiée par des universitaires dépourvus de toute formation et de tout engagement avec les travaux fondateurs de cette tradition intellectuelle. En conséquence, la Théorie Critique de la Race a été frelatée au moment même où la droite la diabolisait. Il est donc important de rappeler son approche unique du rapport entre race, pouvoir et institutions de la démocratie libérale : « Au contraire des droits civiques traditionnels, qui embrassent une approche progressive, où le changement se fait pas à pas, la théorie critique de la race questionne les fondements mêmes de l’ordre libéral, y compris la théorie de l’égalité, le raisonnement juridique, le rationalisme des Lumières et la neutralité des principes du droit constitutionnel. » (Richard Delgado & Jean Stefancic, Critical Race Theory: An Introduction, 2001, p. 2-3) L’une des thèses-clefs de la Théorie Critique de la Race est que l’égalité raciale est impossible au sein du système actuel de la démocratie constitutionnelle américaine.
(…)
Derrick Bell est largement reconnu comme le fondateur de la Théorie Critique de la Race. En 1976, il affirmait que Brown v. Board of Education avait échoué à apporter l’égalité et la gouvernance démocratique aux Noirs américains. Son argument, comme celui de son mentor, le Juge Robert L. Carter, mettait l’accent sur le fait que la cause des effets sociaux et psychologiques du racisme ne résidait pas dans la ségrégation, mais dans la suprématie blanche, c’est-à-dire la croyance erronée selon laquelle les Blancs sont voués à posséder et à gérer les vies et le travail des Noirs aux États-Unis, comme ce fut aussi le cas dans les colonies à travers le monde. Bell était catégorique : les politiques de réforme raciale « sont toujours basées sur l’idée, qui n’est pas crue moins fermement lorsqu’elle est inconsciente, que l’Amérique est une nation blanche et que la domination des Blancs sur les Noirs est naturelle, juste et nécessaire, autant que profitable et satisfaisante. Cette croyance omniprésente, qui est l’essence même du racisme, demeure une ressource nationale viable et précieuse. » (Derrick Bell, “Racial Remediation: An Historical Perspective on Current Conditions,” Notre Dame Lawyer 52.5 (1976/77) : 5-29) Influencé par le militantisme de la tradition radicale noire et l’analyse des semi-colonies, Derrick Bell était convaincu que le racisme était un aspect permanent et immuable de la société américaine. Pour Bell, la législation sur les droits civiques était essentiellement symbolique et « même ces efforts herculéens dont nous applaudissons le succès ne produiront guère plus que des “pics de progrès” temporaires, des victoires fugaces vouées à perdre toute pertinence à mesure que s’adaptent les schémas raciaux de manière à préserver la domination blanche » (Derrick Bell, Faces at the bottom of the well : The permanence of racism, 1992).
Les blancs sont sidérés d’apprendre que les chercheurs Noirs qui ont bâti la Théorie Critique de la Race ne souscrivent pas aux promesses de la démocratie occidentale, ni aux illusions selon lesquelles l’égalité raciale serait possible au sein des sociétés démocratiques blanches. Depuis le XIXe siècle, les chercheurs noirs ont insisté sur la permanence du racisme blanc, aux États-Unis comme dans d’autres empires blancs. »
Norman Ajari, dans « Bases pour une théorie décoloniale »